Pourquoi
mes phrases s’allongent-elles tant ? Pourquoi ai-je toujours échoué à
produire naturellement de ces phrases courtes, des ces concepts compacts que
tout le monde préfère lire ? Psychologiquement, je crois qu’il y a une
passion du détail qui s’installe – du mot juste, de l’idée cadrée – c’est comme
si j’étais terrifié à l’idée qu’on me comprenne mal ou de travers, au point de
décrire, d’ajouter, de spécifier à coups d’adjectifs, de subordonnées,
d’incises, de métaphores, de comparaisons, de rapprochements. Pour moi
l’écriture n’a d’intérêt qu’à partir du moment où un ajout vient développer,
préciser ou transformer l’idée ; où une métaphore tend un câble entre des
mondes jusque-là isolés ; à partir du moment où les mots, comme des coups
de ciseaux, sculptent le sens pour en faire surgir l’originale figure — comme
ces tailles de masques africains que j’avais vus avec A. au musée Branly.
Je me
rendais compte en écrivant ce matin que la phrase est pour moi la nécessité d’une tension, comme la mélodie en musique qui nous
accroche tant qu’elle n’est pas résolue, et ce même à travers tout type de
variations. Je ne peux pas écrire par petites phrases, car je ne sens pas, à
l’oral comme à l’écrit, la tension qui fait passer de l’une à l’autre. Je sais
que cette tension est épuisante à force, pour le lecteur : quiconque lit Proust est heureux lorsque les phrases se raccourcissent soudain, ou épuisé lorsque des incises nous tiennent en haleine, pendant plusieurs lignes,
d’une proposition principale qui reste irrésolue, d’un verbe ou d’un complément
trop éloigné de son sujet. Mais lorsqu’on traverse cet épuisement, c’est une pente
qui nous entraîne, de mot en mot comme un
travelling sans fin de la pensée.