(Texte écrit le 22 juin 2019)
Le beau, le bizarre funérarium des
Batignolles, est caché à l’arrière du cimetière des Batignolles, à côté d’une
école. Il est surtout fourré sous le périphérique, l’axe le plus emprunté de
France. Alors qu’au-dessus se précipitent les bolides, en-dessous trône,
placide, un vaste bloc de pierre et de marbre. Tout y est absolument calme et
froid, absolument tamisé, artificiel à mort.
Il n’y a personne dans cet endroit,
à part une dame de l’accueil et le « maître de cérémonie »,
appellation qui recouvre l’ancien mot de croquemort, quand bien même c’est ce
dernier mot qui vient à l’esprit quand on avise sa face de squelette et surtout
quand on entend sa voix métallique qui donne à chaque mot un air faux et
crissant. La manière dont il parle redouble son titre artificiel de "MC" :
litotes, paraphrases, vocabulaire froid et technique pour ne pas choquer.
« Nous allons procéder à la mise en bière du défunt. Je vous laisse lui
dire au revoir » : phrases qui pourraient être douces mais qui, dans
sa bouche de métal, sonnent aussi désinvesties, aussi creuses, que les
circonvolutions langagières des « gardiens de la paix ». Creuses,
c’est ça : sa voix creuse déjà le trou où l’on jettera le mort. Mort,
voilà le mot qu’il ne peut prononcer. Comme dans ce jeu de société, Tabou : il a beau être croquemort,
il n’a pas le droit de dire les mots cercueil, mort, tristesse, cadavre, froid.
Alors il tourne autour, en espérant que nous verrons bien de quoi il retourne.
Nous arrivons dans la « salle
d’exposition » où nous attend le cadavre de mon grand-père. Salle classieuse, au
nom ridicule-élégant de « Salon Lutèce ». Murs peints en taupe, avec des
placages de joli bois et des meubles aux lignes pures et impersonnelles. On
dirait une chambre de Hilton, les fenêtres en moins. Y trône un mort, séparé
par une demi-partition du mur. C’est une ouverture large mais qu’on pourrait
fermer avec des portes coulissantes, une alcôve qui rejoue discrètement la
séparation classique du sacré et du profane, du monde des morts avec celui des
vivants.
Le mort est là. On ne sait si on
peut le toucher. Il est glacé d’ailleurs, non pas glacé comme la mort mais
comme le frigo d’où on avait dû le sortir peu auparavant. Il est devenu souple,
P., il reste à la température qu’on lui donne : chez lui il était
tiède, là il est surgelé. Un de ses yeux fermés est déformé par rapport à
l’autre, son sourcil est un peu relevé : les embaumeurs ont dû se foirer
en le préparant. J’aime bien cette bizarrerie, elle lui donne quelque chose de
différent de quand il dormait. Quelque chose qui rend certain qu’il est mort.
Cl est arrivée en même temps que
moi. Co arrive avec ses trois garçons : Antoine devenu
méconnaissable, pas seulement à cause de l’âge et de la barbe, mais parce qu’il
a pris une stature, un côté chef qui ne change rien à sa tête mais tout à son
allure, à son air. Un des fils de Co est un handicapé qui marche les pieds
en dedans, les mains tordues, avec une voix de mongolien. Il est très gentil et
semble plus vif qu’on ne le craindrait, mais sa condition ajoute à l’étrangeté
générale de la scène, et il m’est de plus en plus difficile de ne pas voir le décalage
éminemment comique entre ce lieu théorique, parfait et raisonnable, et
l’irruption d’êtres humains vivants et animaux, chacun avec sa vie, son
caractère et sa folie.
Co hésite à toucher le corps de son compagnon.
Elle me demande si elle peut, alors que j’imagine qu’elle a dû plus souvent que
moi être dans ce type d’endroits. Oui, lui dis-je, tu peux si tu veux, te sens
pas forcée. Je lui dis qu’il est très froid, alors ça lui fait peur, elle touche
juste sa veste.
Personne n’arrive à regarder
longtemps le cadavre. On lui jette bien un œil en arrivant — après tout, on est
venu pour ça, il faut bien. Puis on discute de choses et d’autres, en lui
tournant le dos autant que possible. Je me dis que c’est le lieu par excellence
où quelqu’un pourrait lancer une méditation, même banale, sur la mort, sur la
vie, ou sur sa mort, ou sur sa vie. Mais non. On préfère se rassurer avec des
considérations pratiques : « Où pourrais-je mettre ce portrait que
j’ai amené ? Charles, j’en ai fait plein de tirages, tu en veux
un ? », ou des discussions légères. Co demande à Antoine des détails
sur son tournoi de golf ; lui pérore, pas peu fier d’avoir finir 3e ;
puis se lance dans des explications sur le concept de « handicap »
dans ce sport, sans que personne (pas même moi) ne trace un lien avec la
présence d’un réel handicapé dans la pièce. Des lambeaux de discussion bourgeoise
flottent, désincarnés si l’on peut dire, à deux mètres d’un cadavre. On fait
tellement comme s’il n’était pas là, que si quelqu’un arrivait d’un coup, il
pourrait se demander si ces gens ont remarqué
le mort derrière eux.
Assez vite, sans que personne n’ose
l’admettre, tout le monde s’ennuie. Je me mets à regarder l’heure, avec la hâte
qu’ils viennent mettre P dans son cercueil, plutôt que l’exposer à des
gens qui ne s’y intéressent pas.
Le croquemort vient enfin annoncer que c’est le moment, qu’on
doit lui dire adieu. Co déclare qu’il est beau avec ce petit pull qu'elle lui avait offert. Elle nous
rappelle que la fleur à moitié pourrie, qui dépasse de la poche de sa veste,
vient d’Ambleny, et qu’elle a fleuri depuis sa cueillette, contre toute
attente. La voix métallique propose à ceux qui veulent sortir de le faire, car
le spectacle de l’enfermement dans le cercueil est, pour beaucoup, trop
pénible.
Co s’en va. Elle ne veut pas
voir ça, ce cercueil se fermer sur son P, sur le tissu intérieur avec le
monogramme PH qu’on voyait sur ses serviettes de table et ses assiettes. Je
sais que je veux le voir. Par curiosité, oui, mais d’une forme de curiosité
vitale : il faut que je voie ça. C’est important d’être là jusqu’au bout du
moment où la page se soulève et retombe de l’autre côté du livre. Cela sera
vrai, ici, puis au cimetière, dans le regard jeté tout au fond du caveau, si
profond, où il faudra jeter une rose et de la terre. Ce caveau, c’est celui où
se trouvent les restes de mon père et de ma grand-mère, dont je partage les gènes,
et ce cercueil qu’on clôt, ce sont pas mal de trous du passé qu’on comble. Voir
P mourir, voir P enfermé, voir P enseveli, c’est entrevoir tous
les autres — les passés, les futurs. Dans ma tête, P va servir pour tous
les morts — c’eût pu être presque n’importe qui. Il donne des images qui
manquaient. Quelque chose de palpable, de senti, de vu, qui fera comme une
colle qui fixera ensemble un certain nombre de hantises et d’angoisses.
Le décalage entre ce lieu et la réalité
de la vie grandit encore quand, du fond de la pièce, deux grandes portes s’ouvrent
sur les techniciens qui viennent clore la boîte. Derrière la porte de ce salon clair-obscur
et chic, apparaît une antichambre aux murs en béton couverts de traces noires,
de trous et de marques qu’ont dû laisser les passages des cercueils, des
chariots et des outils. Sur l’un de ces murs un extincteur d’un rouge virulent
est accroché comme une insulte au calme. La lumière de ce vasistas de travail
est d’un blanc cru, celui des néons. Les gars sortent des vis et des tournevis.
Ils bossent. Ceci n’est plus un rituel mais très exactement : un moment de
boulot. C’est nous qui sommes en trop. Je n’aurais pas étonné d’en entendre un
siffloter, et je ne crois pas qu’on en aurait été vexé.
C’est le moment où tous autour de
moi se raidissent. Parce que là, maintenant, ils sont bien forcés de regarder.
De regarder un mort, en même temps que son escamotage dans un coffre de bois.
Je sens C à côté de moi, elle se
tend. Elle est émue, le montre enfin. Je la prends par l’épaule, surmontant cette
petite gêne que j’ai à me montrer tendre à son égard. Pas un dégoût d’elle, bien
sûr, mais une peur de sentir que peut-être elle n’en veut pas, peut-être elle
se moquera, peut-être me méprisera d’une faiblesse qu’elle ne se permet jamais
en notre présence. Mais non, elle se détend un peu, accepte la tendresse.
Nous sortons. Dehors, il fait beau, et
bon, et doux. Au-dessus, rugit continument le périphérique, avec le torrent vivant
des milliers d’êtres, stressés, joyeux, fatigués, apeurés, en colère, sains,
vivants, qui roulent sans s’en douter au-dessus des morts.