Je suis arrivé jeudi à Paris, chez mon ami Stan, qui me prêtait
son appartement en son absence. Je suis passé sous les fenêtres de chez Lardon,
qui habite dans la même rue. J’ai voulu l’appeler pour lui faire coucou depuis la rue mais, en retard
et encombré de ma valise, j’ai remis ça à plus tard. Je le ferai tout à l'heure,
me suis-je dit.
A mon retour, après le vernissage de l’expo de Triptyque Films, « Arpenter », l’idée m’est venue de nouveau, alors que je repassais
sous ces mêmes fenêtres. Je me suis souvenu soudain que depuis mon dernier
passage dans la ville, Lardon avait déménagé avec son bébé et Alix jusqu’à
Vincennes, dans une nouvelle maison anonyme, qui ne me dirait rien quand je la visiterais.
Son ancien appartement avait disparu, cette coquille maintenant occupée par des inconnus, coquille défigurée
ou pire : vide. Que restait-il de ce lieu, et de Raphaël-à-Couronnes ? Rien, hormis mon
souvenir. Pas grand-chose ? Une idée, sans poids mais peut-être plus
indestructible qu’un appartement.
Pris par cette ivresse éthylique, qui non seulement
dit la vérité, mais l’amplifie, la lyrise, et trouve un moyen nouveau de
l’exprimer, je lui ai écrit le SMS suivant : « C’est seulement
maintenant, en revenant dormir dans le quartier, que je réalise la bêtise de
cette idée de te faire signe sous tes fenêtres. Il m’aura fallu quatre heures
pour avaler l’énorme bouchée du temps enfui – non pas disparu mais caché, là,
dans les plus beaux souvenirs de ma vie, ceux passés chez toi, au Onze Bar, rue
de la Chine, etc. Nostalgie mais positive : c’est si beau que ça soit
arrivé et que ça n’ait jamais été lassant. »
Je me suis dit plus tard que l’appartement de Lardon,
comme la remontée rituelle de la rue de Ménilmontant, quand après avoir vu
Raphaël ou Stan je retournais rue de la Chine, comme ces soirées de Couronnes,
comme le petit graffiti « étage des voisins hurleurs », avaient
demandé asile dans nos mémoires, dans nos esprits, ambassades aussi
minuscules que celle où Julian Assange croupit, mais ambassades
suffisantes : d’elles ils ne seront jamais boutés. On ne risque que de les
oublier régulièrement, mais le moindre passage près de ces anciens lieux d’où
ils viennent – et qui, déjà, ne leur ressemblent plus vraiment, comme ce bar L’Assassin où nous ne sommes plus jamais
retournés après que la décoration a été refaite – le moindre de ces pèlerinages
permet de demander audience à la salle d’honneur de l’ambassade, et de
retrouver, présentes à nouveau, les lieux et les heures qui s’y sont déroulées.
Je mentais peut-être un peu en disant à Lardon que
cette mélancolie n’était que positive. Il y a une telle détresse à se dire
qu’on ne revivra jamais ces soirées folles, moins parce que les lieux ont
disparu, que parce que ce Lardon, ce Stan, ce Charles, qui nous y faisaient des confidences,
ont disparu – sont d'une certaine manière morts. Voudrait-on, pourrait-on y revenir, avec
les mêmes amis, qu’il ne s’y passerait jamais ce qu’il s’est déjà passé. Probablement on s’y lasserait, pour reprendre les mots du SMS, comme on se lasse de n’importe
quel endroit où l’on n’appartient pas vraiment. Je crois que ces souvenirs, on
ne peut pas, on ne doit pas les vivre à nouveau – parce que ce ne sont pas les
nôtres. Nos sentiments, pensées et sensations d’alors, ne sont plus les nôtres. Ce sont les souvenirs des disparus, de ces parties déjà mortes de nous,
ce sont les bijoux de famille qu’elles nous ont légués, avant de se faire
remplacer par ce qui constitue notre moi présent.
Tous nos souvenirs sont les souvenirs de choses disparues et de gens morts. Les souvenirs des
choses et des lieux, nous les représentent tels qu’ils étaient alors. Mais ce sont toujours des fantômes qui les hantent – y compris les fantômes de nous-mêmes.
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