Arnaud, portrait

En janvier 2015, je faisais ce portrait de mon colocataire qui se reconnaîtra (le nom a été changé autant que faire se peut)

Son nom est une fausse alerte. Arnaud Chamville : un nom racé, aristocrate, un nom du fond de l'histoire française - le nom de ce père qui ne lui ressemble pas tant, ce père discret qui a fait un enfant avec une Martiniquaise.
Son apparition suit ce nom et le dément d'abord : la couleur de la peau, caramel clair, puis le look - les pulls à capuche autant que les piercings dans la nuque, le crâne rasé autant que la voix rocailleuse, traînante, populaire, enfin les mots que cette voix profère : les "ma ganache", "c'est dar", "michtooo", ce méli-mélo d'expressions vieille canaille et jeune banlieue, qui m'a toujours semblé un bouclier pour lutter contre le nom du dehors, ainsi qu'un voile pour masquer le dedans. Pour cacher qui ? Derrière Arnaud Chamville, on voit Nono ; et derrière Nono, qui ? Derrière les provocs sans fin, les monologues comiques et vulgaires, derrière les considérations extra-larges, à l'emporte-pièce, sur la pourriture de la politique, sur les femmes, sur le caractère inéluctable de la guerre civile, qui vois-je par intermittence ? Un autre Arnaud, un autre Nono, celui que j'appelle parfois Nonette : un être si doux, d’une douceur soucieuse de l’autre, que je voudrais qualifier de « féminine ».

Cette Nonette n'est pas la même personne. Celui qui clame que l'homme est un loup, un monstre, un porc, celui-là n'a rien à voir avec la personne qui se lance dans la confection de gâteaux pour tout le monde, qui redouble d'attention pour ses colocataires, pour ses amis dans le besoin, qui asperge d'affection son chat, qui s'inquiète de la moindre morosité aperçue sur mon visage — morosité qu'il décèle toujours avec l’œil précis et exercé avec lequel l'aigle voit courir le lapin à cent mètres. Et je veux croire que cet être doux, c'est le bon, c'est le vrai.

Je crois que Nonette est terrifié que Nono lui parle d'apocalypse et de misanthropie, alors que Nonette ne fait qu’aimer. Il aime la vie, aime les gens, aime les femmes, aime les objets, aime la nature, aime le travail, envers et contre tout. On ne croit pas au travail quand on ne croit en rien, quand on croit que la société va mourir sous peu ; mais lui y croit, il aime comprendre, apprendre, travailler, avancer. On aurait dû le deviner, aux fines lunettes, à son amour du partage des savoirs et des compétences, que se cache ici un homme qui prend tout et qui veut donner le double, le triple ; un homme mais qui n'ose pas toujours, qui a peur de Nono et de ses discours apocalyptiques : il y aura la guerre, il y aura la mort, il y aura le chaos. Alors Arnaud travaille, il fait des couteaux, des gâteaux, du fric : c'est tout ce qu'il peut faire quand il n'a pas de pote ou de copine à aimer et cajoler.

Cet Arnaud croit que d’obscures puissances tentent de le contrôler, mais c'est pourtant lui qui dirige sa vie pratique, lui qui se fait endurer de longues heures de boulot, lui qui se force à écouter les interminables doléances téléphoniques de ses amis, lui qui s'empêche de jamais élever la voix, même dans les moments où il le faudrait, où il le voudrait, dans les moments où il se consume de colère. Toujours il reste zen, sobre et calme, quand bien même il se prétend furieux. Il remet les choses et les gens en place avec tact, le tact diplomate de ce doux homme aux fines lunettes, de ce garçon malin qui sait quoi tirer de la vie et comment s'en tirer avec les autres, de cet enfant qui se donne en entier. Ce garçon, cet Arnaud, ce Nono, cette Nonette, c'est mon triple coloc.

Miette retrouvée du 29 janvier 2015

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