Chaque après-midi à la plage, chaque fin d’après-midi
à la plage, chacun de ces soleils tombants, chacune de ces heures où les ombres
coulent plus longues derrière les pas des vacanciers, me semble être la
dernière. Des vacances. De l’été. De la vie insouciante. De la vie.
Chaque jour à la plage est le dernier jour des
vacances. La belle femme inaccessible qui se promène et qu’on n’aurait pas osé
aborder, tout en rêvant sur la disponibilité que sa marche solitaire ou que ses
jeux en groupe promettaient, cette femme est la dernière des femmes qu’on verra
ces vacances : elle symbolise l’échec amoureux, vaincu par notre timidité,
qui nous ramène vers notre quotidien. Chaque jeu de ballon semble être le
dernier avant de devoir partir de la plage puis de l’été, chaque blague
échangée l’ultime. Bientôt on arrête de parler, de jouer, de regarder. Peu à
peu s’étend une fatigue, un silence pullulé de vagues et de cigales, de rires
adultes et de cris enfants de plus en plus sourds, de plus en plus faibles, et
ce silence est une torture car je sais que bientôt l’un d’entre nous se lèvera
et proposera d’y aller, et le fait que j’attends et redoute ça, les larmes aux
yeux, montre trop bien que j’ai senti moi aussi qu’il faut y aller, que c’est
donc trop tard pour la plage, et que ce que j’aimerais pouvoir continuer
n’existe en fait déjà plus. Je ne peux pas hisser le soleil plus haut dans le
ciel.
Dans ce silence dernier je pense que j’aurais dû plus
marcher, plus courir, plus nager, moins dormir, moins papoter, plus rêver, plus
rire, plus jouer, plus penser, plus lire, plus écrire, au cours de cette
journée qui, toujours, était la dernière des vacances. De ce qui s’est passé je
me fous, tout est éclipsé par ce qui aurait pu avoir lieu, et qui me craque le
cœur.
Chaque journée à la plage est comme relire la page la
plus joyeuse et la plus triste de notre enfance, de ces journées à la plage où
l’on croyait que la vie n’était constituée que du sable et de l’eau et du ciel
sans aucun nuage, de l’odeur et du goût du sel et ceux du sable au coin de la
bouche, mélangé à la crème solaire, et de l’odeur des gaufres et des frites
trop cuites, et que le chaud était la seule température du monde ; puis
alors que le soir venait, que le vent frais séchait nos peaux mouillées ou
calmait nos peaux brûlées, moulues et plissées, nos parents nous montraient
l’orbe solaire si basse qu’elle faisait friser l’eau en une longue gerbe de
lumière, une bande de mer verticale et éblouissante qui allait de l’horizon
jusqu’au bord de la plage, ou bien le soleil était déjà passé derrière nous, derrière
les dunes et les collines, et nos parents nous montraient la plage qui se
vidait de ses baigneurs et de ses chiens comme lorsqu’on ouvre un siphon. Leur
« on y va ! » sonnait plus terriblement encore qu’un « au
lit ! » dans une chambre inconnue. La plage avait semblé la norme,
l’été l’éternité de la joie, de la paresse et de la lecture, et soudain le soir
venait, nous attrapait par les cheveux et nous rejetait dans le temps, un temps
qui amenait moins la promesse d’une renaissance que la certitude d’une fin du
bonheur.
Chaque journée à la plage retrace l’enthousiasme et la
nostalgie de l’enfance. Cette journée, on est chaque fois surpris, est toujours
la dernière journée de l’enfance. On repart le cœur serré, trop vieux, trop
sérieux, pour rester faire un feu et s’accrocher au sable comme des petits
crabes. La plage, elle, continue, et c’est peut-être le plus triste : de
savoir que chaque journée est la dernière pour nous, mais que la plage, elle,
roule ses muscles de sable, continue d’exister et de nous faire sentir que nous
sommes loin, privés d’elle pour toujours.