J’écris ça depuis le creux d’un dimanche fatigué, il faudra
voir à reformuler.
A Lydia, qui s’étonnait chez Laure que je scrutasse le
moindre de ses gestes bizarres, je soutenais qu’il était nécessaire de re-voir
les choses très simples, que mon stage de clown m'avait appris à regarder les formes et
les mouvements que les gens font, ou que le monde produit tout seul, et que
plus personne ne remarque : grimaces, tics, danses de mains, mouvements des choses, clignotements de lumières. Je lui soutenais qu’il fallait changer son regard pour mieux apercevoir les gens, mais elle me
comprenait un peu de travers. Elle en concluait que c’était aux gens de changer
pour qu’on les regarde à nouveau – et elle a raison à sa manière : changer de look, de
coiffure, d’habits, force parfois les autres à nous regarder comme la première
fois, c’est-à-dire à nous regarder vraiment.
Souvent on se trouve peu à même de savoir exactement ce qui, chez un ami qui a changé, a véritablement changé. On se dit qu’il s’est coupé les cheveux quand il n’a fait que racheter des lunettes : c'est que cette modification minime, un nouvel accessoire, a bouleversé
tout son visage. Le visage de l’autre, qu’on avait stocké dans notre
esprit (quelque chose d’extrêmement flou, une collection pauvre et
impressionniste, d’airs et de traits typiques que prend souvent le visage de l’autre), ce visage flou que notre habitude superposait au sien ne s’adapte plus du
tout à cette nouvelle tête qu’on a en face de nous. L’habitude est bien forcée de se retirer,
et notre regard véritable, attentif, de surgir pour dresser un nouvel inventaire du
visage de l’autre. Mais ce nouvel inventaire, très bientôt, s’appauvrira sous
les coups de gomme du temps et de l’habitude, se compressera comme les
compressions vidéos et photo en un nouveau schéma flou, auquel on se réfèrera
pour reconnaître l’ami aux nouvelles lunettes ; et l’inventaire complet disparaîtra à son tour, comme le tout premier qu'on avait fait la première fois qu'on avait rencontré l'ami.
Sur le moment, c’est un peu comme quand on fait un constat après un
accident de voiture : soudain l’on inspecte la voiture avec un œil si neuf,
si attentif, qu’on découvre des rayures et des bosses, antérieures à
l’accident, présentes depuis des années peut-être, et qu’on n’avait jamais
soupçonnées.