29 août 2015 - Timing d’un baiser


Le timing d’un baiser est toujours catastrophique.
Quand le moment est idéal, que la conversation s’y prête, qu’un silence semble engager la chose, on pense au baiser qu’on veut donner, on se le représente : on y réfléchit, on hésite, donc on ne fait rien. Mais c’est ensuite, quand la conversation a repris, quand la fille se met à fumer, quand on a pris un chewing-gum qui nous gênera la bouche, quand on vient de manger un truc très odorant, quand on s’est remis à marcher d’un bon pas et que nos positions respectives ne se prêtent plus à une figure à deux, c’est à cet instant qu’on arrête de réfléchir ; alors l’envie de donner ce baiser reste seule et silencieuse aux commandes de l’esprit et déclenche le mouvement pour embrasser. La décision a pourtant été prise beaucoup plus tôt, à un moment qui était plus propice ; son application, comme pour certaines lois votées au Parlement, a tardé à se manifester.

M – 8 septembre 2015



Lorsque l’on retombe amoureux, c’est-à-dire dans les premiers temps où l’on s’obsède pour quelqu’un qu’on connaît somme toute peu, mais qui semble pouvoir remplir le creux qui s’était ouvert et élargi en nous, imperceptiblement, depuis qu’on était seul, dans ce moment on a toujours l’impression que cela fait une éternité que l’on n’a pas été amoureux. C’est-à-dire, que jamais on n’a aimé « comme ça ». Pour aimer, peut-être faut-il toujours croire que c’est la première fois que l’on tombe véritablement amoureux. Mais de ça, il est chaque année plus difficile de me convaincre puisque l’expérience, la mémoire intellectuelle, me rappelle, en haussant les épaules, qu’à chaque fois je m’étais dit exactement ça, je m’étais dit « C’est elle ! Je n’ai jamais aimé personne comme ça ». L'expérience me souffle ça, mais la sensibilité me dit que non, bien sûr que non, avant ça n'était pas ainsi, avant ton cœur ne battait pas comme ça, ton imagination ne se roulait pas dans tous les interstices de la journée en criant son nom.

J'ai tout simplement, comme tout le monde, question de survie, oublié comment c’était de tomber amoureux de la précédente, et de la précédente avant elle, etc. C'est très douloureux, au milieu des joies premières du sentiment amoureux, de savoir pertinemment que cette femme aussi, je l'oublierai car notre histoire n'aura pas lieu, je l'oublierai ainsi que ces moments de survol du monde qu’elle me donnait sans s'en douter, et qui sont identiques peut-être, à ceux qui passèrent ainsi qu’à ceux qui passeront.

13 septembre 2015 - L'attention aux visages


J’écris ça depuis le creux d’un dimanche fatigué, il faudra voir à reformuler.
A Lydia, qui s’étonnait chez Laure que je scrutasse le moindre de ses gestes bizarres, je soutenais qu’il était nécessaire de re-voir les choses très simples, que mon stage de clown m'avait appris à regarder les formes et les mouvements que les gens font, ou que le monde produit tout seul, et que plus personne ne remarque : grimaces, tics, danses de mains, mouvements des choses, clignotements de lumières. Je lui soutenais qu’il fallait changer son regard pour mieux apercevoir les gens, mais elle me comprenait un peu de travers. Elle en concluait que c’était aux gens de changer pour qu’on les regarde à nouveau – et elle a raison à sa manière : changer de look, de coiffure, d’habits, force parfois les autres à nous regarder comme la première fois, c’est-à-dire à nous regarder vraiment.
Souvent on se trouve peu à même de savoir exactement ce qui, chez un ami qui a changé, a véritablement changé. On se dit qu’il s’est coupé les cheveux quand il n’a fait que racheter des lunettes : c'est que cette modification minime, un nouvel accessoire, a bouleversé tout son visage. Le visage de l’autre, qu’on avait stocké dans notre esprit (quelque chose d’extrêmement flou, une collection pauvre et impressionniste, d’airs et de traits typiques que prend souvent le visage de l’autre), ce visage flou que notre habitude superposait au sien ne s’adapte plus du tout à cette nouvelle tête qu’on a en face de nous. L’habitude est bien forcée de se retirer, et notre regard véritable, attentif, de surgir pour dresser un nouvel inventaire du visage de l’autre. Mais ce nouvel inventaire, très bientôt, s’appauvrira sous les coups de gomme du temps et de l’habitude, se compressera comme les compressions vidéos et photo en un nouveau schéma flou, auquel on se réfèrera pour reconnaître l’ami aux nouvelles lunettes ; et l’inventaire complet disparaîtra à son tour, comme le tout premier qu'on avait fait la première fois qu'on avait rencontré l'ami. Sur le moment, c’est un peu comme quand on fait un constat après un accident de voiture : soudain l’on inspecte la voiture avec un œil si neuf, si attentif, qu’on découvre des rayures et des bosses, antérieures à l’accident, présentes depuis des années peut-être, et qu’on n’avait jamais soupçonnées.