01/08/17 - Les Plages

Chaque après-midi à la plage, chaque fin d’après-midi à la plage, chacun de ces soleils tombants, chacune de ces heures où les ombres coulent plus longues derrière les pas des vacanciers, me semble être la dernière. Des vacances. De l’été. De la vie insouciante. De la vie.
Chaque jour à la plage est le dernier jour des vacances. La belle femme inaccessible qui se promène et qu’on n’aurait pas osé aborder, tout en rêvant sur la disponibilité que sa marche solitaire ou que ses jeux en groupe promettaient, cette femme est la dernière des femmes qu’on verra ces vacances : elle symbolise l’échec amoureux, vaincu par notre timidité, qui nous ramène vers notre quotidien. Chaque jeu de ballon semble être le dernier avant de devoir partir de la plage puis de l’été, chaque blague échangée l’ultime. Bientôt on arrête de parler, de jouer, de regarder. Peu à peu s’étend une fatigue, un silence pullulé de vagues et de cigales, de rires adultes et de cris enfants de plus en plus sourds, de plus en plus faibles, et ce silence est une torture car je sais que bientôt l’un d’entre nous se lèvera et proposera d’y aller, et le fait que j’attends et redoute ça, les larmes aux yeux, montre trop bien que j’ai senti moi aussi qu’il faut y aller, que c’est donc trop tard pour la plage, et que ce que j’aimerais pouvoir continuer n’existe en fait déjà plus. Je ne peux pas hisser le soleil plus haut dans le ciel.
Dans ce silence dernier je pense que j’aurais dû plus marcher, plus courir, plus nager, moins dormir, moins papoter, plus rêver, plus rire, plus jouer, plus penser, plus lire, plus écrire, au cours de cette journée qui, toujours, était la dernière des vacances. De ce qui s’est passé je me fous, tout est éclipsé par ce qui aurait pu avoir lieu, et qui me craque le cœur.
Chaque journée à la plage est comme relire la page la plus joyeuse et la plus triste de notre enfance, de ces journées à la plage où l’on croyait que la vie n’était constituée que du sable et de l’eau et du ciel sans aucun nuage, de l’odeur et du goût du sel et ceux du sable au coin de la bouche, mélangé à la crème solaire, et de l’odeur des gaufres et des frites trop cuites, et que le chaud était la seule température du monde ; puis alors que le soir venait, que le vent frais séchait nos peaux mouillées ou calmait nos peaux brûlées, moulues et plissées, nos parents nous montraient l’orbe solaire si basse qu’elle faisait friser l’eau en une longue gerbe de lumière, une bande de mer verticale et éblouissante qui allait de l’horizon jusqu’au bord de la plage, ou bien le soleil était déjà passé derrière nous, derrière les dunes et les collines, et nos parents nous montraient la plage qui se vidait de ses baigneurs et de ses chiens comme lorsqu’on ouvre un siphon. Leur « on y va ! » sonnait plus terriblement encore qu’un « au lit ! » dans une chambre inconnue. La plage avait semblé la norme, l’été l’éternité de la joie, de la paresse et de la lecture, et soudain le soir venait, nous attrapait par les cheveux et nous rejetait dans le temps, un temps qui amenait moins la promesse d’une renaissance que la certitude d’une fin du bonheur.

Chaque journée à la plage retrace l’enthousiasme et la nostalgie de l’enfance. Cette journée, on est chaque fois surpris, est toujours la dernière journée de l’enfance. On repart le cœur serré, trop vieux, trop sérieux, pour rester faire un feu et s’accrocher au sable comme des petits crabes. La plage, elle, continue, et c’est peut-être le plus triste : de savoir que chaque journée est la dernière pour nous, mais que la plage, elle, roule ses muscles de sable, continue d’exister et de nous faire sentir que nous sommes loin, privés d’elle pour toujours.

Dates – 21/03/17


Je n’avais pas prévu d’écrire ce message, ici. J’avais prévu un texte que peut-être je trouverai le temps d’écrire avant que le métro ne m’amène chez Louis. Mais au moment d’inscrire la date, en haut de cette page, dans l’espace réservé, presque un cartouche du carnet : Datum/date, j’écris 21/03/17 et j’aurais très bien pu, en m’écoutant, inscrire 2016, ou 2015. Sans problème. Je n’arrive pas à comprendre que je vieillis. Ces dernières semaines, nombre d’angoisses nocturnes m’ont rappelé que j’avais 30 ans. Je me faisais tout joyeux à l’idée d’avoir 30 ans et surtout de n’en ressentir aucune sorte d’inquiétude, mais voilà l’angoisse est venue, avec du retard. Tout simplement parce qu’en octobre, novembre, décembre, je n’avais peut-être pas le temps d’être inquiet. Patiemment, l’angoisse a attendu son heure, un relâchement, un montage fini et son prévisible baby-blues, un relâchement des deadlines, une fin d’installation dans mon nouvel appart bruxellois, la queue de comète du coup de foudre pour Adèle… Et elle a frappé comme un scorpion, de petites saillies qui piquent un peu sur le coup, et propagent leur froid venin avec une rapidité éprouvante.
Signe de cette angoisse de vieillir et de ses manifestations classiques (certitude de n’avoir rien fait, d’avoir raté le coche du succès, d’être un loser, un raté, un homme qui fait des œuvres qui non seulement n’intéressent pas les institutions qui permettent une carrière, mais n’intéressent au fond personne, de rater sa vie, d’être un faux jeune, plus vieux qu’il ne croit, déjà ridicule dans sa prétention à rattraper les fêtes et orgies manquées de sa jeunesse, ou sinon manquées, du moins dont il ne se lasse pas, et qui me pousse à fréquenter, comme un vieux vampire, des gens de plus en plus jeunes) signe de cette angoisse, l’incapacité à comprendre qu’on est en 2017, que passe et passe le temps, certitude d’avoir toujours 4 ou 5 années de moins.

Est-ce un mal de se sentir 25, 27 ans ? J’imagine les proches, les naïfs, me dire que non – mais je sais, je sens, que cela serait un piège, un verbiage, que de retourner ce refus de vieillir, d’être 30 ans, d’être 2017, en une sorte de jeunesse de l’esprit, ou de fraîcheur de l’âme. Vieux je suis, adulte je suis, c’est une douleur de l’accepter, tant je ne me sens pas, intellectuellement ou artistiquement, prêt.

15/06/2017 - S’aimer – discussion avec G.


Il y a deux marches, deux étapes, pour s’aimer soi-même. La première, évidente, tient à aimer ce que l’on a d’aimable – c’est-à-dire consiste à le repérer, à savoir ce que de moi je trouve bien, bon, aimable – selon mes goûts aussi, selon les goûts des autres aussi. C'est une honnêteté qui n'est pas si facile. 

La seconde marche à gravir, c’est de reconnaître, sans concession, et d’accepter ses défauts. Pas de les aimer : c’est une idée qu’on entend souvent, aimer ses défauts et ceux des autres. C’est idiot, je crois : si on les aime c’est très exactement la définition de la complaisance. Mais il faut les assumer suffisamment pour, par exemple, pouvoir en rire – c’est-à-dire créer l’espace, le « jeu », pour en jouer, pour s’amuser avec pour les montrer aux autres et aussi, désamorcer leur effet néfaste, ou aider les autres à s’en défier lorsqu’ils surgiront, à nous avertir quand on aura dépassé les limites, à ne pas confondre nos défauts avec notre personne. C’est une erreur, à mon sens, que de croire que reconnaître nos défauts nous aidera à nous en débarrasser. Cette reconnaissance, si on va bien, peut aider à combattre, amoindrir nos vices – mais lorsque nous irons trop mal à nouveau, lorsque nous baisserons la garde, la plupart de nos défauts, qui sont le tissu de notre étoffe au même titre que nos qualités, reviendront avec plus ou moins de vigueur. Mais au moins : pouvoir les montrer en riant, à nos amis qui peut-être alors reconnaîtront à cette lumière légère les leurs, je crois que c’est là le début de l’amour de soi – qui est toujours, toujours, le point de départ du véritable amour de l’autre. Être vis-à-vis de nos pires côtés, non pas permissifs, mais compréhensifs, comme des parents qui savent que leur enfant est un peu « difficile ».