Brumes à Bru




 La gare du Midi est déjà enveloppée dans un brouillard qui s’effiloche, lambeaux pendus, flottants, le long des quais. Le train se tortille pour sortir de sa gangue. La ville est couverte, contaminée, infestée d’une brume jaunie par le matin. Comme une moisissure qui aurait proliféré dans une ville en conserve, qu’on aurait mal fermée puis oubliée quelques mois. 

Le train avance dans un grand silence. A l’intérieur de la rame, ça chuchote à peine. On regarde le paysage brouillé, avec le respect dû à la mort. Des silhouettes éteintes surgissent tout juste de l’inondation : esquisses d’églises, fesses de bâtiments, toits pointus. Des plaques de givre ont couvert le sol, comme pour un mariage de l’herbe et de la boue, et un instant je crois que le brouillard lui-même est venu sécher là, se transformant en croûte de glace. Le brouillard a repeint de son épais flou, non plus seulement les molécules d’air, mais aussi celles de la terre. 

Le train bascule dans la campagne. Moins de détails et d’habitations, encore plus de brouillard. Sentiment que le train, bien loin de se dégager du brouillard, s’enfonce toujours plus dans le néant, et que ce néant a déjà mangé toute la ville, et que bientôt ce sont les rails, les wagons, et puis nous-mêmes, qui seront avalés dans le calme le plus absolu. Le brouillard, peut-être, se lèvera entre les sièges, entre Adèle et moi, entre mes mains et mes yeux, se lèvera dans ma cervelle et entre mes entrailles vaporisées.

Le soleil pousse un cri de berger, qui disperse assez vite les troupeaux pâles. Le ciel redevient bleu et sec. Les arbres exposent leurs branches, comme surpris dans une nudité honteuse, par l’allumage d’un puissant plafonnier. L’œil est blessé de toute cette netteté, lui qui s’était déjà fait au vague, à l’estompé, à la transition fluide entre les formes. Le soleil triomphe avec son calme jaune, franc et peut-être un peu trop direct, et c’est maintenant avec un sifflement tranquille qu’il redonne aux choses leurs vraies couleurs, celles que le brouillard, en petit délinquant, avait fourrées dans ses blanches poches.

Miette du 9 janvier 2021

J’ai encore raté l’été

C’est déjà la fin août. L’été va se coucher. Me voici bientôt orphelin de cette saison suffocante, de cette époque de citron, de sueur et de balades sans buts. Cet été j’ai tourné un film, une comédie estivale justement, et je l’ai préparé, et m’en suis reposé, et j’en ai manqué l’été. Quand le film s’est terminé et que je suis rentré en ville, j’avais encore trop de travail pour prendre le temps de savourer la saison cuite. Et pourtant, à quelques moments, j’ai pu goûter une petite part d’été : le poids délicieux de la canicule en traversant Lyon sur le retour, et trois idiots cigarillos fumés à l’ombre étouffée des arbres du parc Elizabeth, le lendemain de mon arrivée à Bruxelles.

Cet été j’ai fait des rêves de tournage, j'ai fait des plans de travail, j'ai réfléchi et j'ai peu dormi. J'ai ri et rie et ri encore. Je me suis engueulé avec toutes les femmes que j’ai fréquentées. Mais je ne suis pas parti en vacances. Je n’ai pas fait l’amour, dégoulinant de la pluie du corps surchauffé. Je n'ai pas attendu d'en avoir envie pour me lever trop tard, et me sentir toute la journée lesté de mon trop-plein de sommeil. J’ai stressé et stressé et ce stress est l’antipode de l’enfance — et l’antipode de l'été. Enfance et été se tiennenet la main. 

Chaque septembre me ramène l’impression, plus pointue à chaque fois, d’avoir raté l’été. De chaque année plus s’en détourner, trop occupé pour ces bêtises. Vieillir : voguer de plus en plus loin de ce que représente l’été. Promesse de chaque automne : l’été prochain, il faudra partir et se perdre. Prévoir l’imprévu, foncer dans le soleil. Se le promettre chaque septembre, pour l’oublier et s’en ressouvenir trop tard.

Pourtant, il suffit d'un moment, il suffit de sortir pour cramer, et enfin se volatiliser dans le juin, le juillet et l’août. Pour s’évaporer dans l’air bouilli du jour. Et la nuit mieux encore, sortir comme on plongerait dans un miel porté à la juste température du corps, le dehors comme un dedans, la nuit couette dans laquelle on se roule, la nuit grand drap frais, la nuit de flanelle onctueuse. La nuit qu’on embrasse et qu’on étreint, d'où qu’on soit, où qu’on soit. En été il suffit d’ouvrir porte ou fenêtre, pour embrasser la nuit et lui faire des amours. Juste sortir, sans manteau et sans sac, sans valise et sans sac à dos, sans argent même, et sans clé peut-être, pour ainsi dire nu, sortir pour se sentir plus-que-dehors. Loin, au-delà. En vacances. Vacant. Creux. Tout ouvert à la remplissure du monde. 

Miette retrouvée du 26 août 2020

Vignes italiennes 

Il y a deux jours, je me suis retrouvé nu contre A. Odeur de sa peau, tête enfouie dans sa nuque, et le vertige qui vient. Ma main attrape sa hanche, là où palpite la chaude chair. C’est extra, me dis-je, le corps d’une femme ; et quelle exaltation, de se retrouver collé contre du nu, contre la surface égale de sa peau contre la mienne. L’égalité que ça met entre nous.

Cette fois-ci, l’extraordinaire se replie soudain sur du connu. Sans que je le cherche aucunement, ce contact farouche me connecte à une dizaine d’autres moments similaires et, à la manière de ces bibliothèques de film pour enfants où on enfonce un livre qui ouvre une porte secrète, la pression de ma main me fait voyager à travers toutes les hanches que j'ai serrées dans ma vie.

De ce mille-feuilles de sensations identiques avec des femmes différentes, l’une s’est détachée nettement, oblitérant les autres. Soudain j’étais avec Delphine, dans les vignes à côté de cette maison, dans les Pouilles je crois, que louaient chaque été ses parents d’origine italienne. Maison fruste, dans un coin sympathique mais pas non plus magnifique, d’une pure nature qu’on aurait à la vérité pu trouver ailleurs, en tout cas plus près de Lyon — vu qu’on ne partait que rarement se promener dans les villes italiennes, fait qui ne laissait pas de me surprendre après les innombrables vacances où ma mère nous faisait visiter des villes au pas de charge — et qu’on allait encore moins jusqu’à la mer.

De ce voyage, fait à 15 ans, je ne me souviens pas de grand-chose : une après-midi express à Naples, dont il me reste surtout G (le père de Delphine) n’arrivant pas à se garer, et un front de mer avec du vent frais ; une trattoria de petit village où l’on n’avait pas d’autre choix que prendre entrée-pâtes-plat-dessert et dont nous étions sortis en  tenant nos ventres pour qu'ils n'explosent pas ; des cousins de Delphine qui passaient leur été torse nu, alors que moi j’avais si honte déjà de mon petit bidon, que je me cachais toujours dans des T-shirts. Je me souviens aussi de cette blessure à l’ego, quand Delphine m’avait laissé comprendre qu’elle ne me trouvait pas très beau-gosse, et plus elle me répétait que ce n’était pas grave, plus j’étais blessé — comme si ce jour-là j’avais la confirmation de cette certitude que je traînais depuis mon enfant et qui me faisait mettre des T-shirt pour cacher ma petite bedaine : la certitude que j'étais laid — alors qu’elle disait simplement, avec une belle honnêteté, que je n’étais pas un bellâtre.

Ce dont je me souviens le mieux, à ce moment où j’empoigne la hanche de mon amoureuse en 2020, c’est que plusieurs fois en 2002, Delphine et moi sommes allés faire l'amour dans les vignes qui entouraient la maison. J’imagine que nous n’avions pas l’option de faire ça dans la maison pleine d'échos (de l’intérieur de laquelle je n’ai aucun souvenir) mais surtout, nous avions pris goût à ces sensations romantiques : le vent chaud et italien sur nos corps, la solitude nocturne (et son corollaire pervers : la possibilité infime d’être découverts), la palpitation laiteuse de la Lune et des étoiles par-dessus nous. C’étaient les points d’acmé de l’adolescence, un bonheur parfait parce qu’idiot. Je ne l’aimais que mal, cette fille de 17 ans, et elle non plus ne devait pas m’aimer précisément pour les bonnes raisons, mais les sensations étaient véritables. Je savais déjà, sûrement, que plus jamais je pourrais refaire l'amour comme ça. Après ça, j'ai baisé dans la nature, dans des bois ou sur une plage, mais ça n’avait plus rien à voir, c’était déjà l’âge adulte — les regrets et les doutes ne me lâcheraient plus.

Et avant-hier, me raccorder soudain à ce souvenir, non pas à un pur acte mental mais à la réalité physique de ce moment vécu, m’a complètement sorti du désir qui était en train de naître. Impossible de toucher cette hanche présente et cette hanche passée sans, au passage, mesurer ces presque vingt ans qui s’étalaient entre ces deux peaux, douloureuse connaissance d’un monde déjà enfoui, aux souvenirs opaques, en la compagnie d’êtres et de lieux que je ne reverrai tellement jamais, qu’ils pourraient aussi bien être morts. 


miettes d'avril 2020

Appareil photo



Je n’ai pas pris d’appareil photo. J’aurai pu emprunter celui de M., mais j’ai préféré ne partir à New York qu’avec l’iPhone défoncé d’A., dont l’écran brisé ne laisse pas voir grand-chose des photographies immondes que prend l’objectif rayé.

J’ai depuis quelques années une lassitude de la photographie — depuis que je me suis rendu compte que je ne les regardais quasiment jamais, mes photos, et que je les montrais encore moins. Que les rares belles photos que je prenais étaient inutiles. Et pourquoi emporter un appareil en voyage alors que je ne fais pas de photos à Paris ? Voilà une question que je me pose souvent – et que personne ne semble se poser. Autour de moi, des amis bardés de Reflex incroyables, ne s’en servent qu’en voyage.
N a pourtant fait un compliment sur mes photos de l’été d’elle et S, qui m’a beaucoup touché. Bien sûr que je dois (tous les sens du verbe) avoir un joli regard, même si je suis loin d’avoir celui qui fait un bon photographe. Mais enfin je peux faire illusion. Quelle horrible expression, mais toutefois juste : faire des images c’est toujours faire illusion, ce qui n’est pas si difficile.
Alors pourquoi être parti les mains vides ? Par défi snob, peut-être. Je savais qu’il serait facile et tentant de faire des photos à New York : la ville est belle, mais surtout elle veut être photographiée (rythmes des immeubles, des câbles des ponts, verticalité des structures, homogénéité générale, simplicité des couleurs). Il est facile de faire de belles photos, de trouver des points de vue pas trop clichés, de trouver des cadres originaux. Mais nous sommes tellement nourris de ces images de New York, ville tellement filmée et photographiée, que nous finissons toujours par prendre en photo des photos déjà faites par d’autres – quelque chose d’enfoui en nous susurre de re-faire ces cadres qui existent déjà.
Plus probablement, j’ai voulu éviter cette tentation, puissante, de chercher à faire de belles photos au lieu d’être là. « Il nous faut regarder », l’injonction est très contemporaine : c’est un truisme de dire qu’on ne regarde plus rien. Terreur à l’idée de voir le fond des choses. Quand quelque chose est très beau et très nouveau, je sens à chaque fois l’envie irrépressible de sortir un appareil ou un smartphone pour prendre un cliché. Est-ce parce que la beauté m’est insupportable ou parce que je n’ai pas la force de l’attendre, de l’embrasser, de la recevoir, de me frotter aussi à ce qui en elle déborde, fait mal ?  Il doit être plus simple, plus rassurant, d’avoir l’image de la beauté que la beauté. Je sens toujours que je veux, au plus vite, capturer ce Beau qui m’émeut, l’enfermer dans une image, dans la boîte la plus fidèle au sentiment qui m’a pris face à ce que j’ai vu. Et une fois que la photo est faite, la plupart du temps, comme tout le monde, je passe à autre chose. J’ai rarement vu quelqu’un prendre une photo d’un monument ou d’un paysage, puis recommencer à le regarder. La photo est prise, c’est fini. On peut contempler longtemps avant, tant qu’on a l’envie de prendre en photo. Après c’est trop tard : comme si le réel avait été épuisé par la ponction qu’on a faite sur lui.
Il arrive parfois quelque chose de similaire, quand le séducteur arrive à faire l'amour avec une personne sur qui il a trop fantasmé : elle le rendait fou avant l’acte, mais après il est pris d’une déception. Qu’est-ce qu’il lui trouvait au juste ?  Elle n’a plus l’air si charmante. Il y a quelque chose similaire, dans cette façon de dévorer la réalité avec la photo, puis de la laisser tomber.
A NY, je me connais, j’aurais fait mille photos. La solitude m’y aurait poussé : j’aurais eu tant de temps pour réfléchir à des cadres ! Je n’aurais retardé personne ! Et il y en aurait eu de belles ! Je les aurais montrées deux fois au maximum, j’aurais récolté des like semi-jaloux sur Facebook, et c’eût été la fin de l’histoire, et fin véritable car ces photos n’auraient pas seulement capturé la beauté des choses, mais aussi mon souvenir d’elles. Je n’aurais jamais plus songé à ce voyage sans me souvenir d’abord de mes photos, lesquelles n’auraient jamais été le voyage, mais les souvenirs des souvenirs du voyage.
Cette fois-ci, je ne veux débusquer que l’ennui, et le vrai regard qu’il accorde, patient et oisif. Ce qui restera de la réalité après qu’elle se sera déposée en moi, plutôt qu’en tant qu’image photographiée pour les autres. Parce que le problème, c’est qu’une photo est toujours prise pour un autre — pour un autre un peu imaginaire, qui peut-être ne s’incarnera jamais, mais qui dirige la manière de voir. Je pars avec cet Iphone pourri comme je pars avec ce carnet : pas pour faire joli mais pour enregistrer un état. Photos mémos, photos notules. Assumer un rôle d’aide-mémoire, réduire la photographie à ça. Ôter le joli gras, libérer du temps et de l’énergie. Apprendre et réapprendre à regarder, c’est-à-dire à vivre, à respirer lentement ce réel qui traverse ma solitude.

Miette retrouvée de septembre 2014

Le lac Antoine, Ambleny


Ambleny. Dans ce village de l'Aisne se trouve la maison de campagne de mon grand-père. J'y suis allé 3 fois les 20 dernières années, c'était sa maison, et je m'y étais tant ennuyé enfant que je ne rêvais pas d'y retourner. Mais pour vendre la maison, il fallait faire réaliser des diagnostics, voir s'il n'y avait rien que j'avais envie de prendre, récupérer des clés. Bref, quelqu'un de la famille devait passer, et ce fut moi.
J'arrive à Ambleny avec une camionnette, assez tard. Dehors il pleut d'un crachin froid. J'avais espéré trouver des pâtes, du riz, une boîte de conserves. Rien. C. avait tout emporté quand elle était passée prendre ses affaires. Je n’avais sur moi qu’un paquet de shortbreads  acheté en chemin. Je n'ai pas très faim, mais c'est une ambiance tristoune.
Les voisins d'en face, à ce moment-là, finissent de dîner avec leur fils, et en le raccompagnant ils voient cette camionnette blanche garée devant chez eux. Et toutes les lumières allumées dans la maison de mon grand-père. C'est peut-être un voleur. Courageusement, le voisin décide d’aller toquer.
J’ouvre la porte et nous nous rencontrons, tous les deux un peu effrayés, d'autant que nous ne nous sommes jamais rencontrés. Après qu'il a compris qui j'étais, je lui confie que je n'ai rien à manger. Lui demande s’il a un paquet de pâtes, quelque chose comme ça qui suffira pour me faire à manger. En bon gars du Nord (accent ch’ti compris), il m’invite à manger chez lui, ce soir-là et le lendemain.
Et il me parle.
JL est un enfant de la Ddas. Au bout d’un temps, on lui a trouvé des parents d’accueil, qu’il considère encore comme ses parents. Des fermiers, agriculteurs employés çà ou là, que j’imagine très pauvres. Très tôt il a travaillé pour eux. Il a aussi appris la menuiserie. Il entend parler d’une offre d’emploi à Paris. Il n’a pas l’argent pour vivre dans cette ville, mais une amie (ou une cousine) y vit, et est prête à le loger. C’est une agence en intérim, qui lui fait faire de la menuiserie — JL ne savait même pas ce que c’était que l’intérim. On lui offre 200 francs par jour d’indemnités, car il se déclare vivre dans le Nord — alors qu’il loge sur place en secret. Il se fait un fric de fou, est envoyé aux quatre coins du monde et de la France. Au bout de deux ans, il a gagné suffisamment pour s’installer à Soissons. Il achète une maison non loin, à Ambleny, pour y mettre sa famille qui commence à venir. En face de la maison, c’est la maison de plaisance des Habib, ils viennent certains week-ends. JL finira par travailler comme formateur pour les handicapés. Il a un enfant, puis deux. Joie.
Ils grandissent, se développent avec force en se frottant à la nature qui les entoure. L’un des deux est ambitieux, il veut travailler, deviendra tourneur-fraiseur et restera dans la région. L’autre, Antoine, grandit avec l’ambition inverse de devenir « chômeur professionnel ». C’est Abel et Caïn, avec le drame mais sans le meurtre.
Antoine a 16 ans, et ce jour-là il accompagne un ami qui doit couper des arbres au bord de la route. Quelque chose rate, un arbre tombe du mauvais côté, sur lui. Il meurt. Depuis 8 ans, ses parents ne s'en remettent pas.
Surtout pas la mère. Elle m’a à peine adressé la parole, mais j’ai pu apercevoir son regard, toujours vide, comme démeublé de sa vie, quand elle traîne ses savates dans la maison. Elle ne mange plus jamais le soir, elle n’a jamais faim. Au début, elle se forçait à venir à table, elle y restait sans toucher son assiette. Maintenant elle assume, elle reste accrochée devant la télévision, même quand il y a des invités. La plupart du temps, son mari mange seul, et boit seul. Elle dit à peine bonjour. Elle se jette dans le sport comme une folle, court à midi, court le soir, court tout le temps. Mais ne parle jamais de son fils. On sait que le fils est mort, mais on ne sait pas quelle portion d’elle est encore en vie.
JL, qui a été le seul à aller voir un psy (même s’il doute que ça ait servi à quelque chose) est encore présent. Très présent. Il boit pas mal, et surtout parle tout le temps d'Antoine (et à peine de son autre fils). Je mange avec lui, et la moindre discussion revient au fils mort, comme un élastique tendu. Aux détails de l’embaumeur. Aux papiers de l’après-mort. Un cadre photo numérique affiche, dans un slide-show aléatoire et sans fin, des photos de la famille. La moitié montre Antoine. Ça me fait penser aux photos qui défilaient sur les murs du crématorium à la mort des grands-parents d’AB. Leur cuisine est une cérémonie funéraire permanente.
Et puis il y a le lac Antoine.
A côté de la maison de JL (et devant celle de mon grand-père) se tient une grande forêt qui, petit, m’effrayait un peu. A la mort de son fils, Jean-Louis a décidé d’en racheter un bout, d’y faire couper les arbres, et d’y creuser un étang. Ça sera le « lac Antoine », érigé en son honneur, en même temps que pour l’agrément des survivants : on y pêche, on s’y baigne, on l’admire le matin. Il y a mis des poissons, des canards, un faux héron pour effrayer les vrais.
Quand le lac a été fini, JL a organisé une fête pour ceux qui avaient aidé, pour les proches, pour les voisins. Trois cent personnes sont passées sur le week-end. Des centaines de litres d’alcool. Une petite montgolfière de bougies pour faire s’envoler l’adieu à Antoine. Une sacrée chouille aussi, j’imagine. Comme un mariage en somme. On m'a dit que c'était glauque, mais c'est aussi assez beau. Je rêverais d’avoir assisté à cette scène digne d’un film, j’aurais aimé faire partie, comme mon grand-père qui y était mais ne m’en a jamais parlé, de ce mélange d’artisans, d’ouvriers, de fermiers et de bourgeois venus refaire, autour d’un étang morbide, un enterrement festif.


passage écrit le 25 octobre 2019

More science, less fear


« More science, less fear », disait une annonce dans le métro de New-York. C’est le slogan d’un organisme de recherche contre le cancer, et comme beaucoup de slogans il dit tout de la société qui préside à sa création. Un obscur créatif d’une agence de pub a senti ce credo de notre univers, comme les grands artistes qui inspirent et éternuent le zeitgeist dans lequel ils respirent.
Mais nous avons besoin de la peur ! Nous avons besoin de la peur pour créer des mythes, des légendes et des grands récits. La science ne crée pas de peurs, elle ne les supprime pas non plus, elle les transforme en la pire chose qui soit : l’angoisse. L’angoisse que la toute-puissante science ne peut s'empêcher de chier – c'est l’angoisse de la mort où la science ne va pas (Dieu ne guérissait pas aussi sûrement de la fièvre, mais tout du moins il promettait de nous accompagner par-delà la mort), c'est l'angoisse du cancer, ou celle de la prochaine maladie dont cette science qu’on croyait toute-puissante ne saura rien. C’est ce qui révolte, qui fait grincer les dents la nuit : la certitude "scientifique" qu’il existera toujours un domaine où la science ne peut rien — ainsi me révoltait, quand j’étais avec A, la possibilité qu’elle ait la même maladie que son père, maladie rare contre laquelle on ne n'aurait rien pu faire si elle s'était avisée de frapper.
Je suis angoissé, je n’ai pas vraiment peur. Où est passée la profonde peur mystique des enfants ? Nous en avons un besoin essentiel de ces racines affolées. Il nous faut des délires, des psychoses, plutôt que de névroses. Et c’est peut-être la lecture de Nietzsche, qui me fait écrire l'idiotie qui suit (d'autant plus idiote que je suis un citoyen d'un pays riche en paix) mais nous aurions besoin d’un danger similaire à la guerre pour, à travers ce danger, nous dépasser. Un risque est là, immense, que tout s’effondre, mais c’est un danger rampant, car tout ne s’effondrera pas d'un coup, tout se réduira en poudre — et nous sentons déjà, confusément, comme tout s’émiette déjà, et depuis longtemps. Il n'y aura pas d'apocalypse dont il faudrait avoir peur, il n'y aura qu'une suite de frétillements.

Et comment être héroïque, dans l’émiettement ? Il est plus aisé d’arrêter le toit qui s’écroule, de le soutenir avec héroïsme sur ses épaules pendant quelques minutes, que de faire face aux termites ou aux fissures du temps, que de rattraper les morceaux de plâtre qui tombent toujours plus nombreux.
Nous avons évacué la peur de cette nouvelle religion qu’est la science. Mais n’avoir pas peur est une chose affreuse, si tant est qu'elle est possible. Qu’il devait être agréable, à une lointaine époque, de jeter ses peurs dans Dieu, dans Satan, dans l’Etranger, dans le Châtiment, plutôt que de les inoculer dans son travail, son mariage et ses enfants, ou même encore dans l’image qu’on a de soi !

Miette retrouvée du 24 juillet 2014

La Route



Je marche et marcherai la route effilochée
Le chemin éboulis, si large
Si large !
Qu’on ne sait vers où il promène,
De large en long, de long en large, twists and turns.
Mes amis, mes amantes accroupis,
veulent m’asseoir me boire
et m’oublier la route émiettée.
Mais quoique saoul me lève :
Il faut reprendre la route craquée
la pente trop bossue, si large
si large !
Qu’on ne sait dans quel sens elle promène.

Il y a là, qu’il faut contourner,
De mes amours les ombres,
Et leur pente donne une idée du Soleil
Mais le globe rouge s’allonge, c’est la nuit déjà,
nuit sur la route cassée,
la voie minée, éboulée, bossuée
si sombre, si sombre !
Qu’on ne sait vers où diriger.

Dissoutes les ombres dans l’ombre plus noire encore
Les amis évanouis, j’en sens
Sous mes pieds les mains,
Sans savoir sans reconnaître sans relâcher,
Sans renoncer à ne pas renoncer à
Marcher,
Sur la vie vermillon, le labyrinthe oublié

Enfin attraper un napperon buissonnier
Au bord de la route,
Aux bras des herbes hautes,
soie des blés sur mains ballantes, regard lointain
vers le bandeau bondissant, la vie circonvolue,
Qui sur les collines roule sa noirceur bossue,
Ses éboulis et sa largeur,
Si large !
Qu’on ne sait plus pourquoi la mener.

30/09/14