Le lac Antoine, Ambleny


Ambleny. Dans ce village de l'Aisne se trouve la maison de campagne de mon grand-père. J'y suis allé 3 fois les 20 dernières années, c'était sa maison, et je m'y étais tant ennuyé enfant que je ne rêvais pas d'y retourner. Mais pour vendre la maison, il fallait faire réaliser des diagnostics, voir s'il n'y avait rien que j'avais envie de prendre, récupérer des clés. Bref, quelqu'un de la famille devait passer, et ce fut moi.
J'arrive à Ambleny avec une camionnette, assez tard. Dehors il pleut d'un crachin froid. J'avais espéré trouver des pâtes, du riz, une boîte de conserves. Rien. C. avait tout emporté quand elle était passée prendre ses affaires. Je n’avais sur moi qu’un paquet de shortbreads  acheté en chemin. Je n'ai pas très faim, mais c'est une ambiance tristoune.
Les voisins d'en face, à ce moment-là, finissent de dîner avec leur fils, et en le raccompagnant ils voient cette camionnette blanche garée devant chez eux. Et toutes les lumières allumées dans la maison de mon grand-père. C'est peut-être un voleur. Courageusement, le voisin décide d’aller toquer.
J’ouvre la porte et nous nous rencontrons, tous les deux un peu effrayés, d'autant que nous ne nous sommes jamais rencontrés. Après qu'il a compris qui j'étais, je lui confie que je n'ai rien à manger. Lui demande s’il a un paquet de pâtes, quelque chose comme ça qui suffira pour me faire à manger. En bon gars du Nord (accent ch’ti compris), il m’invite à manger chez lui, ce soir-là et le lendemain.
Et il me parle.
JL est un enfant de la Ddas. Au bout d’un temps, on lui a trouvé des parents d’accueil, qu’il considère encore comme ses parents. Des fermiers, agriculteurs employés çà ou là, que j’imagine très pauvres. Très tôt il a travaillé pour eux. Il a aussi appris la menuiserie. Il entend parler d’une offre d’emploi à Paris. Il n’a pas l’argent pour vivre dans cette ville, mais une amie (ou une cousine) y vit, et est prête à le loger. C’est une agence en intérim, qui lui fait faire de la menuiserie — JL ne savait même pas ce que c’était que l’intérim. On lui offre 200 francs par jour d’indemnités, car il se déclare vivre dans le Nord — alors qu’il loge sur place en secret. Il se fait un fric de fou, est envoyé aux quatre coins du monde et de la France. Au bout de deux ans, il a gagné suffisamment pour s’installer à Soissons. Il achète une maison non loin, à Ambleny, pour y mettre sa famille qui commence à venir. En face de la maison, c’est la maison de plaisance des Habib, ils viennent certains week-ends. JL finira par travailler comme formateur pour les handicapés. Il a un enfant, puis deux. Joie.
Ils grandissent, se développent avec force en se frottant à la nature qui les entoure. L’un des deux est ambitieux, il veut travailler, deviendra tourneur-fraiseur et restera dans la région. L’autre, Antoine, grandit avec l’ambition inverse de devenir « chômeur professionnel ». C’est Abel et Caïn, avec le drame mais sans le meurtre.
Antoine a 16 ans, et ce jour-là il accompagne un ami qui doit couper des arbres au bord de la route. Quelque chose rate, un arbre tombe du mauvais côté, sur lui. Il meurt. Depuis 8 ans, ses parents ne s'en remettent pas.
Surtout pas la mère. Elle m’a à peine adressé la parole, mais j’ai pu apercevoir son regard, toujours vide, comme démeublé de sa vie, quand elle traîne ses savates dans la maison. Elle ne mange plus jamais le soir, elle n’a jamais faim. Au début, elle se forçait à venir à table, elle y restait sans toucher son assiette. Maintenant elle assume, elle reste accrochée devant la télévision, même quand il y a des invités. La plupart du temps, son mari mange seul, et boit seul. Elle dit à peine bonjour. Elle se jette dans le sport comme une folle, court à midi, court le soir, court tout le temps. Mais ne parle jamais de son fils. On sait que le fils est mort, mais on ne sait pas quelle portion d’elle est encore en vie.
JL, qui a été le seul à aller voir un psy (même s’il doute que ça ait servi à quelque chose) est encore présent. Très présent. Il boit pas mal, et surtout parle tout le temps d'Antoine (et à peine de son autre fils). Je mange avec lui, et la moindre discussion revient au fils mort, comme un élastique tendu. Aux détails de l’embaumeur. Aux papiers de l’après-mort. Un cadre photo numérique affiche, dans un slide-show aléatoire et sans fin, des photos de la famille. La moitié montre Antoine. Ça me fait penser aux photos qui défilaient sur les murs du crématorium à la mort des grands-parents d’AB. Leur cuisine est une cérémonie funéraire permanente.
Et puis il y a le lac Antoine.
A côté de la maison de JL (et devant celle de mon grand-père) se tient une grande forêt qui, petit, m’effrayait un peu. A la mort de son fils, Jean-Louis a décidé d’en racheter un bout, d’y faire couper les arbres, et d’y creuser un étang. Ça sera le « lac Antoine », érigé en son honneur, en même temps que pour l’agrément des survivants : on y pêche, on s’y baigne, on l’admire le matin. Il y a mis des poissons, des canards, un faux héron pour effrayer les vrais.
Quand le lac a été fini, JL a organisé une fête pour ceux qui avaient aidé, pour les proches, pour les voisins. Trois cent personnes sont passées sur le week-end. Des centaines de litres d’alcool. Une petite montgolfière de bougies pour faire s’envoler l’adieu à Antoine. Une sacrée chouille aussi, j’imagine. Comme un mariage en somme. On m'a dit que c'était glauque, mais c'est aussi assez beau. Je rêverais d’avoir assisté à cette scène digne d’un film, j’aurais aimé faire partie, comme mon grand-père qui y était mais ne m’en a jamais parlé, de ce mélange d’artisans, d’ouvriers, de fermiers et de bourgeois venus refaire, autour d’un étang morbide, un enterrement festif.


passage écrit le 25 octobre 2019

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