Appareil photo



Je n’ai pas pris d’appareil photo. J’aurai pu emprunter celui de M., mais j’ai préféré ne partir à New York qu’avec l’iPhone défoncé d’A., dont l’écran brisé ne laisse pas voir grand-chose des photographies immondes que prend l’objectif rayé.

J’ai depuis quelques années une lassitude de la photographie — depuis que je me suis rendu compte que je ne les regardais quasiment jamais, mes photos, et que je les montrais encore moins. Que les rares belles photos que je prenais étaient inutiles. Et pourquoi emporter un appareil en voyage alors que je ne fais pas de photos à Paris ? Voilà une question que je me pose souvent – et que personne ne semble se poser. Autour de moi, des amis bardés de Reflex incroyables, ne s’en servent qu’en voyage.
N a pourtant fait un compliment sur mes photos de l’été d’elle et S, qui m’a beaucoup touché. Bien sûr que je dois (tous les sens du verbe) avoir un joli regard, même si je suis loin d’avoir celui qui fait un bon photographe. Mais enfin je peux faire illusion. Quelle horrible expression, mais toutefois juste : faire des images c’est toujours faire illusion, ce qui n’est pas si difficile.
Alors pourquoi être parti les mains vides ? Par défi snob, peut-être. Je savais qu’il serait facile et tentant de faire des photos à New York : la ville est belle, mais surtout elle veut être photographiée (rythmes des immeubles, des câbles des ponts, verticalité des structures, homogénéité générale, simplicité des couleurs). Il est facile de faire de belles photos, de trouver des points de vue pas trop clichés, de trouver des cadres originaux. Mais nous sommes tellement nourris de ces images de New York, ville tellement filmée et photographiée, que nous finissons toujours par prendre en photo des photos déjà faites par d’autres – quelque chose d’enfoui en nous susurre de re-faire ces cadres qui existent déjà.
Plus probablement, j’ai voulu éviter cette tentation, puissante, de chercher à faire de belles photos au lieu d’être là. « Il nous faut regarder », l’injonction est très contemporaine : c’est un truisme de dire qu’on ne regarde plus rien. Terreur à l’idée de voir le fond des choses. Quand quelque chose est très beau et très nouveau, je sens à chaque fois l’envie irrépressible de sortir un appareil ou un smartphone pour prendre un cliché. Est-ce parce que la beauté m’est insupportable ou parce que je n’ai pas la force de l’attendre, de l’embrasser, de la recevoir, de me frotter aussi à ce qui en elle déborde, fait mal ?  Il doit être plus simple, plus rassurant, d’avoir l’image de la beauté que la beauté. Je sens toujours que je veux, au plus vite, capturer ce Beau qui m’émeut, l’enfermer dans une image, dans la boîte la plus fidèle au sentiment qui m’a pris face à ce que j’ai vu. Et une fois que la photo est faite, la plupart du temps, comme tout le monde, je passe à autre chose. J’ai rarement vu quelqu’un prendre une photo d’un monument ou d’un paysage, puis recommencer à le regarder. La photo est prise, c’est fini. On peut contempler longtemps avant, tant qu’on a l’envie de prendre en photo. Après c’est trop tard : comme si le réel avait été épuisé par la ponction qu’on a faite sur lui.
Il arrive parfois quelque chose de similaire, quand le séducteur arrive à faire l'amour avec une personne sur qui il a trop fantasmé : elle le rendait fou avant l’acte, mais après il est pris d’une déception. Qu’est-ce qu’il lui trouvait au juste ?  Elle n’a plus l’air si charmante. Il y a quelque chose similaire, dans cette façon de dévorer la réalité avec la photo, puis de la laisser tomber.
A NY, je me connais, j’aurais fait mille photos. La solitude m’y aurait poussé : j’aurais eu tant de temps pour réfléchir à des cadres ! Je n’aurais retardé personne ! Et il y en aurait eu de belles ! Je les aurais montrées deux fois au maximum, j’aurais récolté des like semi-jaloux sur Facebook, et c’eût été la fin de l’histoire, et fin véritable car ces photos n’auraient pas seulement capturé la beauté des choses, mais aussi mon souvenir d’elles. Je n’aurais jamais plus songé à ce voyage sans me souvenir d’abord de mes photos, lesquelles n’auraient jamais été le voyage, mais les souvenirs des souvenirs du voyage.
Cette fois-ci, je ne veux débusquer que l’ennui, et le vrai regard qu’il accorde, patient et oisif. Ce qui restera de la réalité après qu’elle se sera déposée en moi, plutôt qu’en tant qu’image photographiée pour les autres. Parce que le problème, c’est qu’une photo est toujours prise pour un autre — pour un autre un peu imaginaire, qui peut-être ne s’incarnera jamais, mais qui dirige la manière de voir. Je pars avec cet Iphone pourri comme je pars avec ce carnet : pas pour faire joli mais pour enregistrer un état. Photos mémos, photos notules. Assumer un rôle d’aide-mémoire, réduire la photographie à ça. Ôter le joli gras, libérer du temps et de l’énergie. Apprendre et réapprendre à regarder, c’est-à-dire à vivre, à respirer lentement ce réel qui traverse ma solitude.

Miette retrouvée de septembre 2014

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