Fin janvier 2016 - Brésil, arrivée


On pouvait difficilement arriver plus naze dans un pays : plus fort que les transferts sans fin de Dallas-Mexique l’an passé, cette année ce fut la grippe, attrapée la veille de mon départ, et qui m’a collé au dos et à la gorge dans l’avion, et les trois premiers jours ici, jusqu’à ce que je la recrache et la refile à Julien comme un mauvais chewing-gum, lui gâchant son week-end de blocos pré-carnaval (fêtes de quartier qui précèdent le carnaval lui-même).
J’ai donc été, les premiers jours comme un zombie au soleil. Je me suis traîné à la plage, dans les taxis, à Santa Tereza sous la pluie (que les marches furent dures à gravir), puis au footing sur la plage de Barra de Tijuca, à midi - sommet de transpiration : l’impression de courir dans une baignoire, la tête compressée, explosive, prête à tapisser la piste de vélo où je courais d’une explosion qui aurait été faite non de sang mais de la sueur tiède, épaisse, gluante, qui débordait tout mon corps.
Cette sueur m’a poursuivie partout. Encore de la sueur, sur l’étouffante place de Lapa où Paola, Guillaume, Gabi nous ont rejoints, près de ces arches-mêmes où la veille nous échappions de peu à une guerre de gangs, elle m’a poursuivie dans le beau bar Scenarium où je ne pouvais profiter, pensant à la difficulté de draguer dans un pays où tous les hommes sont plus beaux, musclés et entreprenants que moi. Chaque geste me faisant pleuvoir de sueur : tout me ramenait à ma condition de gringo transpirant. Je rentrai, soudain abattu par la maladie, retrouvant Y et B par miracle, rentrant avec eux dans le rire et la peur – le rire des facéties de B, du moment où nous apprîmes que M et F étaient allés se retrouver dans un motel, des insinuations de B à propos du désir de Y pour lui, et moi au milieu : paquet inutile, paquet malade, paquet gênant. Paquet suant, bon à s'en aller pour dormir au côté du Julien, lequel commençait déjà à claquer des dents sous le froid brûlant de la grippe.
Le lendemain matin le premier bloco, dans les rues ombragées et fraîchies de Leblon, m’apparaît déjà comme un rêve. Des jolies femmes et des beaux hommes partout, la musique, mon absence absolue d’énergie à cause du sommeil, des coups de soleil et de la convalescence, et l’alcool bien sûr, fleuve coulant dans mon réveil, se combinaient pour donner un flou impressionniste à ces heures passées à danser et à évoluer lentement dans la foule. Je me souviens bien des glaçons qui craquaient sous la dent, dans ces sachets de sacole à la caïpirinha, de la flaque de boue près de l’endroit où nous restions pour avoir de l’ombre et de l’espace, du beau moment où j’apprenais à danser avec cette bourgeoise francophone, qui me disait « Ecoute la musique ! » d’un ton autoritaire qui me faisait moins penser à son Brésil qu’à la Suisse où elle avait vécu ; de cette fille très belle à qui j’essayais de parler, pendant que ce démon de M me soufflait embrasse-la vite !, alors que je croyais ne pas le vouloir (la peur censure la conscience même des volitions). Je me souviens des jeux du soleil dans les arbres au-dessus de nous, que je voyais sans remarquer, de la fraîcheur de m’endormir après le burger du coin, de m’endormir par terre comme un con à côté de Julien, dans la confiance de pouvoir, dans une ville aussi dangereuse que Rio de Janeiro, m’endormir à côté de mon frère. Mais de l’après-midi qui suit ce bloco, de la soirée passée à la maison pour se reposer, rien ou presque… Seul B continuait son improbable ascension dans l’alcool et la folie, entraîné par l’incoercible H : de vendredi à dimanche, B n’aura dormi qu’environ trois heures par nuit, n’aura rien mangé et fait que boire. Comment fait-il ? Je ne sais vraiment pas. Tout s’enfuit dans un présent continu duquel il ne retient pas grand-chose, confondant les jours, les histoires, les aventures, disant « hier » pour « avant-hier » : aussi il drague des mêmes mots, inlassablement et l’œil mouillé d’alcool, toutes les femmes qui passent devant lui, qu’elles se refusent à lui ou non. Une « machine », dit-on souvent de lui : mais a-t-on déjà vu machine aussi vivante et vivifiante ? Je dirais plutôt enfant ou animal : espèce vivante capable de répéter les mêmes gestes, les mêmes blagues (« safety first ! » en ouvrant les ceintures de sécurité des passagers épuisés devant lui), les mêmes récits de surf, de kite et de voyages, sans jamais fléchir ni se lasser, et ce jusqu’à l’extinction finale, le sommeil sans cesse repoussé et qui finit par lui imposer sa loi comme on donne une piqûre à un fou furieux.
Cette extinction finale a finalement eu lieu sur le canapé de la terrasse, bière à la main, après avoir hurlé dix fois qu’on allait « se la coller » et « sortir en boîte ». Nous hochions la tête sans le croire. Ainsi de ces enfants qui clament n’avoir pas sommeil, exigent qu’on leur raconte encore une histoire, et s’endorment aux premiers mots qu’on prononce.

Le second bloco était formidable, impressionnant. Là encore, avais-je assez de force pour vraiment le vivre, plutôt que le survivre sous le plomb gazeux, sous la migraine du soleil et de l’alcool combinés ? La plage de Copacabana, la large avenue remontée par le bus et les milliers de fêtards, tout ça était en vérité monstrueux, pour quiconque n’est pas solidement armé contre le désert ou contre l’intérieur d’un four. J’étais bien content d’aller sauver Julien, enfermé par erreur à la maison pendant qu’il luttait contre la maladie : cela fit un break qui dura jusqu’aux heures plus douces de la fin d’après-midi, jusqu’à ce délicieux coucher de soleil sur Ipanema, et la merveilleuse marche aux côtés de Karen et Paola, pendant que les favelas illuminaient le bas du ciel de leurs pauvres étoiles.
Il était doux de retrouver Julien lundi pour le Corcovado et le Pain de Sucre : de le retrouver lui, et pas son enveloppe grippée : enfin en forme, enfin con, et enfin seul avec moi. De se promener à ses côtés dans le Centre : sans se stresser, sans se courser. Regarder les tongs, les chapeaux, les jeunes femmes et les vieux bâtiments, celles et ceux que la passion pour la chirurgie esthétique et l’urbanisation affreuse des 60s n’avaient pas encore lissés ou dégommés.

Février 2016 - Brésil, déchets et carnaval

9 février - Carnaval d’Olinda-Recife  
L’arrivée dans le taxi, que Amito « Senna » conduisait à une allure délirante et avec tous les risques possibles, sans oublier d'insulter tous ceux qui passaient, nous a fait passer dans une autre dimension, où la folie était la norme : il ne s’agissait plus de faire, ou vivre, ou voir les choses normalement. Et surtout pas avec gravité. Il s’agissait, surtout, d’aller vite, fort, et de prendre des risques.
Le carnaval est une campagne militaire contre son propre corps : il faut non seulement équilibrer les durées mais aussi les moments de sommeil et d’alcoolisation ; savoir quand on grimpe la pente avec les caïpirinhas, quand on arrête de s’exploser le bide avec le citron des caïpis, quand on stabilise avec des bières, quand on se réhydrate avec de l’eau, quand on se force à manger malgré la chaleur. Car la chaleur coupe la faim, coupe tout, casse tout. Elle court dans les rues comme une inondation invisible, semble arrêter le vent, raréfier l’oxygène. La seule résistance, idiote, symbolique, inutile, qu’on puisse bien lui opposer (et que les millions de gens ici lui opposent) est de rester debout, de marcher, de danser, d’écouter la musique plutôt que la sueur, de tourner la tête plutôt que de se la laisser tourner. Ce n’est donc pas lutter contre le ciel – peine perdue - mais, toujours, contre soi.  On s’est infligés, Julien, Bébert et moi, un traitement brutal que même Bébert, le troisième jour, n’a plus pu continuer, sévèrement atteint parce qu’il s’était commis. Quant à moi, gastro-entérite ; et Julien, fièvre et gastro. Inégalité devant l’alcool et la malbouffe.

14 février - Déchets
Depuis l’Inde je n’avais vu une telle quantité de gens cramés. Ils errent dans les rues sans but apparent. A Rio, il y en avait déjà quelques-uns, mais à Salvador, surprise triste : partout, non pas des hordes ni même des grappes – juste des individus solitaires, nombreux, perdus, marchant vaguement, ou dansant à d’inconnues musiques qui leur traversent l’esprit. Des drogués sûrement, ou des alcooliques, qui dorment par terre quand ça leur prend. Qui tissent les ténèbres dans laquelle ils se perdent, et qui ne font que les traverser sans jamais en voir le bout. Des enfants parfois, avec déjà ce regard embrumé qui ne vous aperçoit jamais vraiment. Qui ne regarde plus rien depuis longtemps. Qui peut-être vous voit comme un moyen, de mendier, de tirer des sous, pour avoir un peu plus de ce je-ne-sais-quoi qui les rôtit : du crack, de la colle, de la merde.
Quelques clochards de France semblent avoir choisi, réfléchi à ce mode de vie, et s’ils le subissent tout aussi violemment, il n’y a pas autant cette impression de non-retour, d’inéluctable. En France, on a l’impression qu’il faudrait se remonter les manches pour les aider, les laver, les guider, et que peut-être on y arriverait. Mais ici, c’est impossible. Je les regarde cette profonde envie de pleurer, de supprimer la Terre et les gens dessus qui l’ont faite telle. Même dans leurs rares sourires il y a quelque chose qui me crève comme un ballon. Rien d’eux ne reviendra jamais – on pourrait les raser, les laver, les habiller, rien ne semble pouvoir ramener ici la fugue de leur être.