15 avril 2015 - Se réveiller ailleurs


Ce matin, réveil chez CLB. Elle était partie plus tôt, m'embrassant et me disant de claquer la porte. Ce n'est pas la première fois que je me réveille dans l'appartement vide d'une autre que je connais à peine... Est-ce dû à la tête que  je fais quand je dors ? On m'a parfois dit que pendant mon sommeil j'avais un air doux, apaisé, qui ne donnait pas envie de me réveiller. Je suis persuadé, moi, que tous les hommes ont le même air, que tous les endormis sont calmes et touchants... Je crois plutôt que c'est la gentillesse des femmes qui les pousse à laisser dormir un inconnu qui les émeut dans leur appartement vide.
Ce n'est pas rien de s'éveiller chez une femme qu'on ne connaît pas bien. On peut faire des choses affreuses. Ouvrir les armoires à vêtements, piocher dans le frigo, vider les crèmes, fouiller dans les tiroirs. On peut tout, plus méticuleusement que lorsqu’on visite un ami et que les attentions que sa présence réclame et la politesse que nous lui devons nous empêchent de fureter plus loin que la surface des livres et des DVD. On peut tracer le portrait de la féminité de l'absente, rien qu'en passant en revue ses produits de beauté, ses vêtements et ses nourritures favorites. Je regarde généralement une seule chose, pas plus, juste pour le symbole, avec une crainte sacrée qui m'empêche de véritablement fouiller. J'attrape un morceau d'un plat préparé et qui traîne dans son Tupperware, au fond du frigo, depuis Dieu sait quand (frisson du risque !) ; j'ouvre l'armoire et palpe deux étoffes ; je me saoule de la seule idée que je pourrais tout fouiller et trouver un secret : une lettre, un film porno, un jouet sexuel, la preuve d'un petit ami dont elle aurait préféré ne pas me parler. Mais je sais que, fouillerais-je, je ne trouverais probablement rien, et c'est pour flatter mes rêveries, ou plutôt pour ne pas les rompre, que je m’en tiens à la surface de mon fantasme.
Il y a une paix immense à se réveiller chez quelqu'un d'autre, qui est bien supérieure à celle d'une nuit à l'hôtel. On se réveille, encore tout baigné de la détente de la nuit, dans un appartement nouveau ; un lieu à découvrir dont on n'avait pas vu grand-chose dans l'obscurité du désir ; un appartement dont nous ne sommes pas responsables, dans lequel on n'a pas à faire la conversation, à s'occuper de l'autre, à être poli. Je déambule nu, insoucieux de voisins que je ne reverrai jamais, j'utilise les produits qui traînent pour me laver : il y a là une sorte de liberté que même chez moi je ne m'autorise pas. 
Flotte ici la sensation de ce souci tendre de l'autre, souci à retardement ; une atmosphère de bain enveloppant, ouvert, mis à notre disposition par la confiance, par la douceur d'une femme. Ce n'est même pas comme un Airbnb, dont on me laisserait l'utilisation, ici l'appartement vide d'une femme est un cadeau. Ce n'est pas qu'une question d'argent : je sens  qu'on m'a donné la jouissance de ce lieu tout expressément. On m'a offert une foi aveugle, comme une dernière caresse in abstentia. Je sens partout, de la serviette sortie d'un placard à mon intention jusqu'à la capsule de café en évidence, la marque d'une sollicitude discrète, à peine différente de la politesse — mais c'est dans ce "à peine" que se niche la tendresse, la reconnaissance d’un beau moment passé ensemble.