22 mars 2016 - Colère


Quelle journée. A force de tristesse, de déprime, d’angoisse, la nervosité est montée jusqu’à la colère. Et me voilà, à 22h38, furieux.
Il y a bien sûr les attentats de ce matin, les bombes de ce matin, qui ont touché Bruxelles, son aéroport, son métro. Il y aurait pu n’avoir que ça pour m'infurier. J’ai été éveillé, tiré du sommeil, arraché des rêves par les hurlements des ambulances, si rapprochés et si alarmés : par les sons qui m’informaient que la mort et la blessure se tenaient là sous mes fenêtres [note : j'habitais alors en face de l'hôpital]. J’ai sauté sur mon téléphone pour vérifier, mais je savais déjà. Brumes du sommeil écartées sur un soleil brûlant, douloureux. Et tous ces messages de réassurance qu’il fallait envoyer avant même de pouvoir savoir, de pouvoir savoir ce qu'il s'était véritablement passé. Rassurer d’abord, vite.
Toute la journée, dans le flou : pas triste, pas malheureux, rien. Pas là. Mais ça montait, le sens se formait, et en attendant : incapacité de gribouiller des histoires, de trouver des idées. De faire mon métier. Colère de ça, de ne plus pouvoir écrire, colère que la brutalité, que l’horreur terroriste renvoie à néant la petite chose idiote et absurde, qu’est l’art, c’est-à-dire en fait la petite chose insensée qu’est ma vie, qu’est la vie de chacun en dernière instance. Comment raconter des histoires pour enfants, comment écrire des comédies,  comme je voulais le faire ces jours-ci, quand autour de vous des gens sont réduits en purée, en débris, en fumée, en vapeur ?
Colère, ensuite, d’être encore lapiné par K., qui évite de me voir le soir, repousse, trouve de véritablement bonnes excuses (ce soir le terrorisme, on la comprend). Mais je viens d’apprendre, en écrivant ce mot, qu'au lieu de rester chez elle, elle s’était bourré la gueule chez une amie… Je me suis promené, seul dans cette soirée soudain immense et vide comme un hangar. Que pouvais-je faire d'autre ? Je suis passé sous les fenêtres de K. Lui ai écrit. Ai failli la voir. Anguille, elle ne répondait plus ; mon cœur avait grossi pour rien, et restait maintenant comme un corps d’ancien obèse, raplapla, inutile, une outre vide et repliée sur elle-même.
Peu après j’ai vu le mail de mon amie Z, qui me disait ne pas vouloir venir au Portugal où je l’avais invitée, [pour des motifs de merde]. Et moi qui l’aime tant, qui m’emmerde à organiser ce voyage depuis des semaines, qui organise par amitié des voyages d’amis, quand toujours me tenaille l’attraction de la solitude, je dois subir ça, me le prendre dans la gueule ?
Je me sens si seul dans ce Bruxelles si vide, ce soir. Seul car éloigné de moi, esseulé de moi-même, ce moi que les terroristes, Kim, P. et Z. ont éparpillé, emporté avec eux et dans toutes les directions, ne me laissant que le cadavre de ma solitude.

29 mars - 2016 – Les lieux (Paris)


Je suis arrivé jeudi à Paris, chez mon ami Stan, qui me prêtait son appartement en son absence. Je suis passé sous les fenêtres de chez Lardon, qui habite dans la même rue. J’ai voulu l’appeler pour lui faire coucou depuis la rue mais, en retard et encombré de ma valise, j’ai remis ça à plus tard. Je le ferai tout à l'heure, me suis-je dit.
A mon retour, après le vernissage de l’expo de Triptyque Films, « Arpenter », l’idée m’est venue de nouveau, alors que je repassais sous ces mêmes fenêtres. Je me suis souvenu soudain que depuis mon dernier passage dans la ville, Lardon avait déménagé avec son bébé et Alix jusqu’à Vincennes, dans une nouvelle maison anonyme, qui ne me dirait rien quand je la visiterais. Son ancien appartement avait disparu, cette coquille maintenant occupée par des inconnus, coquille défigurée ou pire : vide. Que restait-il de ce lieu, et de Raphaël-à-Couronnes ? Rien, hormis mon souvenir. Pas grand-chose ? Une idée, sans poids mais peut-être plus indestructible qu’un appartement.
Pris par cette ivresse éthylique, qui non seulement dit la vérité, mais l’amplifie, la lyrise, et trouve un moyen nouveau de l’exprimer, je lui ai écrit le SMS suivant : « C’est seulement maintenant, en revenant dormir dans le quartier, que je réalise la bêtise de cette idée de te faire signe sous tes fenêtres. Il m’aura fallu quatre heures pour avaler l’énorme bouchée du temps enfui – non pas disparu mais caché, là, dans les plus beaux souvenirs de ma vie, ceux passés chez toi, au Onze Bar, rue de la Chine, etc. Nostalgie mais positive : c’est si beau que ça soit arrivé et que ça n’ait jamais été lassant. »
Je me suis dit plus tard que l’appartement de Lardon, comme la remontée rituelle de la rue de Ménilmontant, quand après avoir vu Raphaël ou Stan je retournais rue de la Chine, comme ces soirées de Couronnes, comme le petit graffiti « étage des voisins hurleurs », avaient demandé asile dans nos mémoires, dans nos esprits, ambassades aussi minuscules que celle où Julian Assange croupit, mais ambassades suffisantes : d’elles ils ne seront jamais boutés. On ne risque que de les oublier régulièrement, mais le moindre passage près de ces anciens lieux d’où ils viennent – et qui, déjà, ne leur ressemblent plus vraiment, comme ce bar L’Assassin où nous ne sommes plus jamais retournés après que la décoration a été refaite – le moindre de ces pèlerinages permet de demander audience à la salle d’honneur de l’ambassade, et de retrouver, présentes à nouveau, les lieux et les heures qui s’y sont déroulées.
Je mentais peut-être un peu en disant à Lardon que cette mélancolie n’était que positive. Il y a une telle détresse à se dire qu’on ne revivra jamais ces soirées folles, moins parce que les lieux ont disparu, que parce que ce Lardon, ce Stan, ce Charles, qui nous y faisaient des confidences, ont disparu – sont d'une certaine manière morts. Voudrait-on, pourrait-on y revenir, avec les mêmes amis, qu’il ne s’y passerait jamais ce qu’il s’est déjà passé. Probablement on s’y lasserait, pour reprendre les mots du SMS, comme on se lasse de n’importe quel endroit où l’on n’appartient pas vraiment. Je crois que ces souvenirs, on ne peut pas, on ne doit pas les vivre à nouveau – parce que ce ne sont pas les nôtres. Nos sentiments, pensées et sensations d’alors, ne sont plus les nôtres. Ce sont les souvenirs des disparus, de ces parties déjà mortes de nous, ce sont les bijoux de famille qu’elles nous ont légués, avant de se faire remplacer par ce qui constitue notre moi présent.
Tous nos souvenirs sont les souvenirs de choses disparues et de gens morts. Les souvenirs des choses et des lieux, nous les représentent tels qu’ils étaient alors. Mais ce sont toujours des fantômes qui les hantent – y compris les fantômes de nous-mêmes.

21 avril 2016 – Expériences


Cela m’est venu en parlant d’imagination avec je ne sais qui (j'ai vu tant de gens ces derniers jours que je m'y perds). Elle me disait cet argument que je me suis si souvent donné pour me consoler de ne pas assez travailler : toute expérience réelle de vie te servira, remplira tes romans, tes scénarios. Aussi il ne faudrait pas culpabiliser de ne rien faire, de préférer aux plaisirs épuisants de la création ceux, plus larges et puissants, de la vie (boire, manger, dormir, jouir). Mais je n’ai jamais tout à fait cru à ces consolations. C’est bien là le sens des « lots de consolation » : ils disent qu’ils consolent mais on n’y croit jamais, ils se désignent comme consolation là où voudrait de vrais consolateurs, ils pointent qu’il y a quelque chose à consoler et c’est comme donner un paquet de gâteau à quelqu’un qui a raté un dîner merveilleux : il peut s’en nourrir, mais lui offrir les gâteaux ne lui fera pas oublier un seul instant le repas manqué, les plats qu’il ne goûtera jamais. Chaque bouchée étouffante de nos gâteaux lui rappelle le festin raté.
Je vois bien, j’ai toujours vu, que d’autres que moi, qui ont moins vécu et moins libationné, créent plus que moi, et surtout plus régulièrement. Difficile de croire en la consolation.
Et pourtant, depuis que je me suis remis à l'écriture fictionnelle, au scénario, à l’imagination pure, je dois avouer que ces moments de vie, au lieu de me donner des idées de films, des sujets de romans, comme je l’avais parfois naïvement cru et encore plus naïvement prétendu, constituent néanmoins une formidable réservoir d'éléments qui peuvent remplir les trous de la création : personnages manquants, traits de caractère saillants, anecdotes, bouts de scènes, habits, couleurs, récits rapportés, et peut-être des blagues, des gestes, des regards et des silences… C’est quand j’ai un besoin, un manque, qu’alors cet immense dictionnaire d'expériences vient à mon secours. Il était là sans que je le sente : s’y mélangent les souvenirs de films et de livres, mais surtout ceux de ma vie ou de celles d’autres personnes – ce sont ceux que je préfère toujours. Ils ne sont pas plus réalistes parce qu'ils sont effectivement arrivés, mais ils sont plus bizarres, c’est-à-dire : plus justes.
Paradoxalement, cela se produit à une époque où je ne trouve plus d’intérêt « artistique » à ces expériences de la vie. J’ai arrêté de croire qu’une fête ou qu'un dîner supplémentaire va m’apporter du nouveau. Peut-être que le passé m'a déjà tout apporté, et que le reste de ma vie sera de toute façon trop bref pour analyser toutes les expériences de la jeunesse. Les analyser, ça veut dire les épuiser, les gratter, les approfondir, jusqu’à atteindre une moelle qui me servirait ou me ferait du bien. Cela prend du temps. Il en va de même avec ces heures passées sur ce carnet : lorsque je sors mon stylo, ce que j’ai prévu d’écrire me parait toujours petit, insignifiant, alors qu’à force d’écrire, de décrire, je finis par effeuiller et découvrir toutes les étoffes riches ou trouées, diverses et dépareillées, dont mes sentiments étaient vêtus. C'est au prix de ce seul effort que je sens, profondément, que cela a valu le coup d'avoir cédé à la vie.