Cela m’est venu en parlant d’imagination avec je ne
sais qui (j'ai vu tant de gens ces derniers jours que je m'y perds). Elle me disait cet argument que je me suis si souvent donné pour me
consoler de ne pas assez travailler : toute expérience réelle de vie te
servira, remplira tes romans, tes scénarios. Aussi il ne faudrait pas
culpabiliser de ne rien faire, de préférer aux plaisirs épuisants de la création
ceux, plus larges et puissants, de la vie (boire, manger, dormir, jouir). Mais
je n’ai jamais tout à fait cru à ces consolations. C’est bien là le sens des
« lots de consolation » : ils disent qu’ils consolent mais on
n’y croit jamais, ils se désignent comme consolation là où voudrait de vrais consolateurs,
ils pointent qu’il y a quelque chose à consoler et c’est comme donner un
paquet de gâteau à quelqu’un qui a raté un dîner merveilleux : il peut
s’en nourrir, mais lui offrir les gâteaux ne lui fera pas oublier un seul
instant le repas manqué, les plats qu’il ne goûtera jamais. Chaque bouchée
étouffante de nos gâteaux lui rappelle le festin raté.
Je vois bien, j’ai toujours vu, que d’autres que moi, qui
ont moins vécu et moins libationné, créent plus que moi, et surtout plus
régulièrement. Difficile de croire en la consolation.
Et pourtant, depuis que je me suis remis à l'écriture fictionnelle, au
scénario, à l’imagination pure, je dois avouer que ces moments de vie, au lieu
de me donner des idées de films, des sujets de romans, comme je l’avais parfois
naïvement cru et encore plus naïvement prétendu, constituent néanmoins une formidable réservoir d'éléments qui peuvent remplir les trous de la
création : personnages manquants, traits de caractère saillants,
anecdotes, bouts de scènes, habits, couleurs, récits rapportés, et peut-être
des blagues, des gestes, des regards et des silences… C’est quand j’ai un besoin, un manque,
qu’alors cet immense dictionnaire d'expériences vient à mon secours. Il était là sans que je le
sente : s’y mélangent les souvenirs de films et de livres, mais surtout ceux de ma vie
ou de celles d’autres personnes – ce sont ceux que je préfère toujours. Ils ne sont pas plus réalistes parce qu'ils sont effectivement arrivés, mais ils sont plus
bizarres, c’est-à-dire : plus justes.
Paradoxalement, cela se produit à une époque où je ne trouve
plus d’intérêt « artistique » à ces expériences de la vie. J’ai
arrêté de croire qu’une fête ou qu'un dîner supplémentaire va m’apporter du nouveau. Peut-être que
le passé m'a déjà tout apporté, et que le reste de ma vie sera de
toute façon trop bref pour analyser toutes les expériences de la jeunesse. Les
analyser, ça veut dire les épuiser, les gratter, les approfondir, jusqu’à
atteindre une moelle qui me servirait ou me ferait du bien. Cela prend du temps. Il en va de même avec ces heures passées sur ce carnet : lorsque
je sors mon stylo, ce que j’ai prévu d’écrire me parait toujours petit,
insignifiant, alors qu’à force d’écrire, de décrire, je finis par effeuiller et
découvrir toutes les étoffes riches ou trouées, diverses et dépareillées, dont mes
sentiments étaient vêtus. C'est au prix de ce seul effort que je sens, profondément, que cela a valu le coup d'avoir cédé à la vie.
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