21 avril 2016 – Expériences


Cela m’est venu en parlant d’imagination avec je ne sais qui (j'ai vu tant de gens ces derniers jours que je m'y perds). Elle me disait cet argument que je me suis si souvent donné pour me consoler de ne pas assez travailler : toute expérience réelle de vie te servira, remplira tes romans, tes scénarios. Aussi il ne faudrait pas culpabiliser de ne rien faire, de préférer aux plaisirs épuisants de la création ceux, plus larges et puissants, de la vie (boire, manger, dormir, jouir). Mais je n’ai jamais tout à fait cru à ces consolations. C’est bien là le sens des « lots de consolation » : ils disent qu’ils consolent mais on n’y croit jamais, ils se désignent comme consolation là où voudrait de vrais consolateurs, ils pointent qu’il y a quelque chose à consoler et c’est comme donner un paquet de gâteau à quelqu’un qui a raté un dîner merveilleux : il peut s’en nourrir, mais lui offrir les gâteaux ne lui fera pas oublier un seul instant le repas manqué, les plats qu’il ne goûtera jamais. Chaque bouchée étouffante de nos gâteaux lui rappelle le festin raté.
Je vois bien, j’ai toujours vu, que d’autres que moi, qui ont moins vécu et moins libationné, créent plus que moi, et surtout plus régulièrement. Difficile de croire en la consolation.
Et pourtant, depuis que je me suis remis à l'écriture fictionnelle, au scénario, à l’imagination pure, je dois avouer que ces moments de vie, au lieu de me donner des idées de films, des sujets de romans, comme je l’avais parfois naïvement cru et encore plus naïvement prétendu, constituent néanmoins une formidable réservoir d'éléments qui peuvent remplir les trous de la création : personnages manquants, traits de caractère saillants, anecdotes, bouts de scènes, habits, couleurs, récits rapportés, et peut-être des blagues, des gestes, des regards et des silences… C’est quand j’ai un besoin, un manque, qu’alors cet immense dictionnaire d'expériences vient à mon secours. Il était là sans que je le sente : s’y mélangent les souvenirs de films et de livres, mais surtout ceux de ma vie ou de celles d’autres personnes – ce sont ceux que je préfère toujours. Ils ne sont pas plus réalistes parce qu'ils sont effectivement arrivés, mais ils sont plus bizarres, c’est-à-dire : plus justes.
Paradoxalement, cela se produit à une époque où je ne trouve plus d’intérêt « artistique » à ces expériences de la vie. J’ai arrêté de croire qu’une fête ou qu'un dîner supplémentaire va m’apporter du nouveau. Peut-être que le passé m'a déjà tout apporté, et que le reste de ma vie sera de toute façon trop bref pour analyser toutes les expériences de la jeunesse. Les analyser, ça veut dire les épuiser, les gratter, les approfondir, jusqu’à atteindre une moelle qui me servirait ou me ferait du bien. Cela prend du temps. Il en va de même avec ces heures passées sur ce carnet : lorsque je sors mon stylo, ce que j’ai prévu d’écrire me parait toujours petit, insignifiant, alors qu’à force d’écrire, de décrire, je finis par effeuiller et découvrir toutes les étoffes riches ou trouées, diverses et dépareillées, dont mes sentiments étaient vêtus. C'est au prix de ce seul effort que je sens, profondément, que cela a valu le coup d'avoir cédé à la vie.

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