5 février 2018 – Carnets de miettes : premier bilan


[Avant ça, une observation : je suis au bar Le Faucon, et quelques mètres devant moi, une femme noire un peu grosse mâche son sandwich avec vigueur et application. Sa chemise est d’un bleu ciel pétant. Il fait beau. Son vêtement et le bleu du ciel s’accordent et lui donnent l’épaisseur de tout le dehors. Elle est terrestrement plantée à la table de ce resto, mais sans le savoir elle plane sur nous]
Depuis le début de l’année je publie régulièrement, sur un blog, une sélection de textes de ces carnets que je tiens depuis huit ans. Cela faisait quelques temps que je tournais autour de cette idée. D’abord pour confronter enfin mon écriture, c’est-à-dire ma pudeur d’écrire, à un public certes composé d’amis, mais au sens facebookien : amis et presqu’inconnus, anonymes, famille lointaine, c’est-à-dire tout de même des êtres aléatoires et inchoisis. Verra qui verra, cliquera qui cliquera, et lira qui appréciera.

J’ai aussi fait ça pour me pousser au cul, pour me pousser à écrire quelque chose de plus vaste, porté par une éventuelle adhésion de lecteurs – c’est-à-dire que j’ai besoin du soutien des autres, de l’amour des autres, pour soutenir ou aimer ma propre écriture et mes propres réflexions, jusqu’à arriver au point où je croirai enfin souhaitable de rassembler mes énergies en vue d’écrire quelque chose de plus vaste. C’est très immature, c’est faible, c’est « mal », que d’avoir besoin du jugement des autres pour se juger soi-même – mais l’écriture d’un livre est un acte social, on écrit pour d’autres, on écrit pour être lu, même imaginairement, et je crois très fort que si on n’écrivait que pour soi il faudrait s’en tenir à de simples journaux intimes, et que dans le cas contraire : les autres, quelques autres ou certains autres, et en particulier ceux qu’on connaît et qu’on aime, en tant que variantes de nous-mêmes, ont quelque chose d’important à me dire. Les nombreuses réflexions que j'ai eues récemment, autour de l’inconfiance radicale de certaines de mes amies, ancrées dans le manque de soutien de leurs proches, me confirment comme le soutien des autres est indispensable pour se soutenir soi-même. Il est peut-être impossible d’être tout à fait seul et tout à fait sûr de soi-même.

Quel est, donc, le bilan après deux mois ? Le lectorat ne cesse curieusement de grossir. D’une quinzaine de lecteurs par post, les nouveaux articles dépassent régulièrement la centaine. Une centaine de gens qui probablement ne lisent pas tout une fois qu’ils ont cliqué, mais une centaine tout de même qui s’intéresse. Et qui ne décroche pas. Cent personnes, à l’échelle d’internet ou du monde de l’édition, ce n’est rien, mais à mon échelle, je n'attendais pas ça. Et plus rarement, un commentaire, souvent bouleversant : une cousine qui me dit que je devrais publier, une amie qui m’enjoint à écrire un roman, une presqu’inconnue qui me déclare adorer mes « miettes ». Et parfois des amis, plus ou moins proches, croisés en soirée, surmontent leur pudeur et me disent qu’ils me lisent et que ça les accompagne un peu, ou qu’ils aimeraient mais n’ont pas le temps. Surprise que des gens comme C. fassent partie des lecteurs — elle pour qui lire est si difficile. A ces moments, pendant une seconde, non seulement écrire mais vivre prend un sens. Un sens précis.  

Cela me force aussi, je ne l'avais pas prévu, à me confronter à ces huit années écoulées, pendant lesquelles j'ai écrit. Ai-je jamais été aussi fidèle à quelque chose ? Toutes ces notes prises sur des livres et des films, toutes ces réflexions, toutes ces observations pratiques pour s’entraîner à décrire et à écrire, toutes ces récriminations, ces cris d’angoisse ou de joie, ces solitudes, ces sentiments déterrés, creusés, nettoyés avec les ongles pour savoir d’où vient telle colère, tel plaisir, telle tristesse, pour déterminer le mélange de telle ou telle émotion dans une certaine humeur, une certaine façon d’être, ces incompréhensions qui me jetaient inconscient de moi sur ce carnet, et après quoi je sortais épuisé mais apaisé par l’écriture, comme après un combat de boxe, et aussi : l’esprit plus clair, moins informe. Ce carnet m’aura appris à penser, plus que tout autre cours, plus que toute œuvre d’art. A penser c’est-à-dire à sentir. A regarder, à écouter, autour de moi et en moi. A faire confiance à l’effort, au temps arraché au Temps.

Huit ans ce sont les trois dernières années avec G., les deux dernières en colocation à Paris, les deux ans de célibat à Bruxelles puis cette année première avec A. ; c’est Triptyque Films, c’est Aux Corps Prochains, c’est Eclatés, c’est Les Croyantes et Reine Crocodile, c’est l’écriture de films et le retour à la fiction ; ce sont les expériences sexuelles et relationnelles, les amitiés à faire et à refaire et à défaire, c’est l’amour masqué et démasqué. J’ai hâte de relire tout ça, j’ai hâte d’en apprendre plus sur ces jeunes hommes à propos desquels j’ai déjà tant oublié : les Charles successifs du passé.

10 mars 2016 - La Dent qui manque


La semaine dernière, Julien et moi avons dîné chez mon grand-père. Il nous a accueilli d’un sourire dans lequel une dent manquait. Une dent de devant. C nous a expliqué qu'il mangé un caramel et qu'une dent y était restée fichée. D’où ce trou assez comique, parce que cela le fait ressembler à un très vieux pirate.
Il avait sûrement déjà oublié qu’il avait perdu cette dent, car sans arrêt il souriait. Ce trou attirait mon attention sur chacun de ses sourires, aussi j'eus l’impression qu’il était plus joyeux que d’habitude ; peut-être qu’il faisait exprès d’exhiber ça, cette grotesque et unique touche noire sur le clavier de ses dents, pour nous empêcher d'oublier sa décrépitude.

Ce trou, oui, me colle la pensée à la mort. Plus que l’oubli de toutes choses qui gagne Pierre depuis quelques mois, plus que ses incohérences, répétitions et radotages - auxquels je suis presque habitué et qui ne se voient pas, s’évaluent mal et peuvent toujours être réévaluées lorsque soudain quelque chose de sensé sort de cette bouche. Cette dent en moins, ce gouffre noir, me semble le premier coup de pioche de la Mort. Mon grand-père m’est soudain apparu comme un de ces immeubles condamnés, parce qu’on en a ordonné l’abattement. Ces derniers mois Pierre était devenu un bâtiment inoccupé : on l’apercevait traversé de pensées erratiques, comme des squatteurs de passage. Mais maintenant le travail de destruction a bel et bien commencé. On sent bien comme plus rien ne l'arrêtera : chacun des coups de masse que donne le temps, casse un béton qu’on ne pourra recoller. Cet homme ne sera pas un bâtiment qu’on fait sauter à la dynamite, mais un de ceux qu’on dépèce morceau à morceau.
Je réalise que je ne reconnais déjà plus bien, à cette ruine, le fier immeuble que j’avais l’habitude de voir à sa place, et que je croyais peut-être, inconsciemment, pouvoir défier les siècles. Il y a une forme générale, mais les couleurs ont passé, quelques vitres sont cassées ou murées. Je dois admettre, depuis ce dîner, depuis cette dent en moins, que la ruine, cette carcasse, est abandonnée depuis longtemps, et que personne, véritablement, n’y habite encore. Ce sont encore des murs, des matériaux, mais plus une maison. A peine un tas de pierres, un tas de Pierre.
(Ce jeu de mot est navrant, il m’est venu pendant l’écriture : tout seul. J’y tiens, je veux dire, c’est même important de l’écrire ici)

11 mars 2016 - Tu t'amouraches de K


Hier soir, j'ai dîné avec mon frère dans le restaurant où sert K. Dès ce dîner, j’étais gêné, doublement. D’abord parce que voir un ami travailler, comme je le faisais lorsque j’allais rendre visite à Yann dans son bar, m’est toujours désagréable. Je me sens envahissant : on se retrouve à donner des ordres, à prendre l’ascendant du client-roi sur l’ami, celui-là même avec qui la relation était supposée égale, horizontale tout du moins, et surtout on condamne l’échange à n’être que des échanges, justement : de brefs trafics, des demi-phrases jetées entre notre commande et la sollicitation d’un autre client.
Soyons honnête, ce n’était pas la seule cause de ma gêne. J’étais embarrassé parce que c’était K et que, quand bien même notre rencontre avait été divinement décontractée, je me découvrais soudain terriblement impressionné par cette belle souriante qui voltigeait entre les tables.
Ça ne m’a pas empêché de passer un agréable moment : la gêne n’était somme toute que légère. La douce torture ne commença véritablement qu’à la nuit, car alors je croyais que j’allais la voir le lendemain – ce midi elle a abruptement décommandé notre rendez-vous. L’enthousiasme de mon frère pour K, son admiration, sa certitude que je lui plaisais, ont certainement joué aussi. J’étais, hier nuit, tout ivre de la confiance que me donnait Julien, venu me rendre visite à Bruxelles. Cette confiance me poussait l’esprit vers K, bien plus que ses qualités réelles ne l'auraient fait. On est si facilement ivre des prédictions des autres, positives comme négatives.
Couché dans le lit à côté de mon frère, je sentais deux processus parallèles, apparemment dissociés. L’un, physique, faisait fourmiller mon ventre, mon plexus, ma poitrine, ma gorge, de ce sentiment qui peut être l’attente, l’anxiété, l’excitation, la joie et même parfois la tristesse, et qui certainement hier soir, au cours de mon insomnie, a été un peu tout ça à la fois ; l’autre, mental, me faisait imaginer, refaire mille fois, et le futur de notre rendez-vous à venir, et le passé de cette soirée, de ces peut-être six brefs instants que nous avions vécus ensemble : et l’imagination, comme la mémoire, remodelaient le réel avec la même liberté, faisant tourner le visage de K et ce qu’elle avait dit, ou dirait, dans tous les sens possibles.
Quant à moi, je disais dans mon esprit des choses formidables et drôles, touchantes et légères, sensuelles, audacieuses, respectueuses mais directes : non pas tout ça en même temps, mais tour à tour en fonction des couleurs de mes rêveries. Ainsi la première phrase que j’allais lui dire, je lui en ai dit cent, et toutes étaient justes et successivement la meilleure possible. La merveille de ces rêves éveillés c’est qu’on n’a pas besoin de choisir. On peut dire à la fois toutes les choses et elles sont toutes à la fois les plus belles et vraies ; elles sont toujours accueillies par un sourire et par un baiser de la fille dans notre tête.
C’est à ces processus que l’on sait qu’on aime, ou plutôt qu’on tombe amoureux, ou plutôt qu’on tombe en obsession amoureuse. Et cette insomnie, cette ratiocination nocturne et spiralée, ne me disait autre chose. Tu t’amouraches de K. Pourquoi ? Tu ne le sais pas et tu le sais : pour des raisons absurdes et très bonnes, pour des mauvaises bonnes raisons. Elle est drôle, râleuse et grande gueule comme les Parisiennes, elle en a pris plein la figure et cache qu’elle souffre en exposant l’absurdité de sa souffrance. C’est une P célibataire, c’est P si j’avais été célibataire. Paumée, charmante ; se trompant toujours, ne trompant personne ; intense, bordélique, entière : toute Méditerrannée. Je ne sais pourquoi elle me fascine ; je sais pourquoi elle me fascine. Dans le train, son sac vomissant ses affaires par hoquets successifs, ses grognements pour les faire rentrer à nouveau dedans, m’avaient déjà averti, à eux seuls, d’un charme grogneur qui retient mon attention. La tâche dans son œil, la liberté de son humour, l’intérêt mobile qu’elle portait à moi et aux conneries que je lui racontais, suffisaient à me tenir attentif, déjà conquis sans le savoir. On remarque ces choses un peu froidement sur le coup, on se dit : « tiens ça me plaît », mais comme on remarque mille choses plaisantes chez mille femmes qu’on croise dans l’année – et l’on ne sait pas bien quand et pourquoi ces éléments soudain se sont agglutinés en passion. C'est juste que d'un coup le feu et le froid sont dans notre corps : l’obsession est là, on la remonte jusqu’à ces causes que l’on avait presque oubliées, mais il manque quelques étapes logiques qui relient la douceur anecdotique des unes à la violence émotionnelle de l’autre. Et ces étapes j'en trouve en moi-même, par exemple l’état de disponibilité, de confiance, dans lequel j’étais quand j’ai rencontré K ; j'en trouve aussi en elle : ainsi la façon dont elle avait  réagi à notre première rencontre, l’espoir et l’impression, sinon d’être désiré, du moins d’avoir plu. Elle avait avec tellement d’enthousiasme exigé, réclamé qu’on se revoie, et vite, et donnant des précisions sur le moment (« dans les après-midi ») qu’elle avait rendu en quelque sorte réalisé ce qui m’avait plu chez elle et qui n’avait été que vague et potentiel. Elle s’était plantée en moi à coups de gentillesse, de sourires : en silence ces graines ont poussé, et maintenant que je vois la plante germer et ses fleurs éclore, j’ai tout de même du mal à en reconnaître les semis.