11 mars 2016 - Tu t'amouraches de K


Hier soir, j'ai dîné avec mon frère dans le restaurant où sert K. Dès ce dîner, j’étais gêné, doublement. D’abord parce que voir un ami travailler, comme je le faisais lorsque j’allais rendre visite à Yann dans son bar, m’est toujours désagréable. Je me sens envahissant : on se retrouve à donner des ordres, à prendre l’ascendant du client-roi sur l’ami, celui-là même avec qui la relation était supposée égale, horizontale tout du moins, et surtout on condamne l’échange à n’être que des échanges, justement : de brefs trafics, des demi-phrases jetées entre notre commande et la sollicitation d’un autre client.
Soyons honnête, ce n’était pas la seule cause de ma gêne. J’étais embarrassé parce que c’était K et que, quand bien même notre rencontre avait été divinement décontractée, je me découvrais soudain terriblement impressionné par cette belle souriante qui voltigeait entre les tables.
Ça ne m’a pas empêché de passer un agréable moment : la gêne n’était somme toute que légère. La douce torture ne commença véritablement qu’à la nuit, car alors je croyais que j’allais la voir le lendemain – ce midi elle a abruptement décommandé notre rendez-vous. L’enthousiasme de mon frère pour K, son admiration, sa certitude que je lui plaisais, ont certainement joué aussi. J’étais, hier nuit, tout ivre de la confiance que me donnait Julien, venu me rendre visite à Bruxelles. Cette confiance me poussait l’esprit vers K, bien plus que ses qualités réelles ne l'auraient fait. On est si facilement ivre des prédictions des autres, positives comme négatives.
Couché dans le lit à côté de mon frère, je sentais deux processus parallèles, apparemment dissociés. L’un, physique, faisait fourmiller mon ventre, mon plexus, ma poitrine, ma gorge, de ce sentiment qui peut être l’attente, l’anxiété, l’excitation, la joie et même parfois la tristesse, et qui certainement hier soir, au cours de mon insomnie, a été un peu tout ça à la fois ; l’autre, mental, me faisait imaginer, refaire mille fois, et le futur de notre rendez-vous à venir, et le passé de cette soirée, de ces peut-être six brefs instants que nous avions vécus ensemble : et l’imagination, comme la mémoire, remodelaient le réel avec la même liberté, faisant tourner le visage de K et ce qu’elle avait dit, ou dirait, dans tous les sens possibles.
Quant à moi, je disais dans mon esprit des choses formidables et drôles, touchantes et légères, sensuelles, audacieuses, respectueuses mais directes : non pas tout ça en même temps, mais tour à tour en fonction des couleurs de mes rêveries. Ainsi la première phrase que j’allais lui dire, je lui en ai dit cent, et toutes étaient justes et successivement la meilleure possible. La merveille de ces rêves éveillés c’est qu’on n’a pas besoin de choisir. On peut dire à la fois toutes les choses et elles sont toutes à la fois les plus belles et vraies ; elles sont toujours accueillies par un sourire et par un baiser de la fille dans notre tête.
C’est à ces processus que l’on sait qu’on aime, ou plutôt qu’on tombe amoureux, ou plutôt qu’on tombe en obsession amoureuse. Et cette insomnie, cette ratiocination nocturne et spiralée, ne me disait autre chose. Tu t’amouraches de K. Pourquoi ? Tu ne le sais pas et tu le sais : pour des raisons absurdes et très bonnes, pour des mauvaises bonnes raisons. Elle est drôle, râleuse et grande gueule comme les Parisiennes, elle en a pris plein la figure et cache qu’elle souffre en exposant l’absurdité de sa souffrance. C’est une P célibataire, c’est P si j’avais été célibataire. Paumée, charmante ; se trompant toujours, ne trompant personne ; intense, bordélique, entière : toute Méditerrannée. Je ne sais pourquoi elle me fascine ; je sais pourquoi elle me fascine. Dans le train, son sac vomissant ses affaires par hoquets successifs, ses grognements pour les faire rentrer à nouveau dedans, m’avaient déjà averti, à eux seuls, d’un charme grogneur qui retient mon attention. La tâche dans son œil, la liberté de son humour, l’intérêt mobile qu’elle portait à moi et aux conneries que je lui racontais, suffisaient à me tenir attentif, déjà conquis sans le savoir. On remarque ces choses un peu froidement sur le coup, on se dit : « tiens ça me plaît », mais comme on remarque mille choses plaisantes chez mille femmes qu’on croise dans l’année – et l’on ne sait pas bien quand et pourquoi ces éléments soudain se sont agglutinés en passion. C'est juste que d'un coup le feu et le froid sont dans notre corps : l’obsession est là, on la remonte jusqu’à ces causes que l’on avait presque oubliées, mais il manque quelques étapes logiques qui relient la douceur anecdotique des unes à la violence émotionnelle de l’autre. Et ces étapes j'en trouve en moi-même, par exemple l’état de disponibilité, de confiance, dans lequel j’étais quand j’ai rencontré K ; j'en trouve aussi en elle : ainsi la façon dont elle avait  réagi à notre première rencontre, l’espoir et l’impression, sinon d’être désiré, du moins d’avoir plu. Elle avait avec tellement d’enthousiasme exigé, réclamé qu’on se revoie, et vite, et donnant des précisions sur le moment (« dans les après-midi ») qu’elle avait rendu en quelque sorte réalisé ce qui m’avait plu chez elle et qui n’avait été que vague et potentiel. Elle s’était plantée en moi à coups de gentillesse, de sourires : en silence ces graines ont poussé, et maintenant que je vois la plante germer et ses fleurs éclore, j’ai tout de même du mal à en reconnaître les semis.

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