La semaine dernière, Julien et moi avons dîné chez
mon grand-père. Il nous a accueilli d’un sourire dans lequel une dent manquait. Une
dent de devant. C nous a expliqué qu'il mangé un caramel et qu'une dent y était
restée fichée. D’où ce trou assez comique, parce que cela le fait ressembler à un très vieux pirate.
Il avait sûrement déjà oublié qu’il
avait perdu cette dent, car sans arrêt il souriait. Ce trou attirait mon attention sur chacun de ses
sourires, aussi j'eus l’impression qu’il était plus joyeux que d’habitude ; peut-être qu’il
faisait exprès d’exhiber ça, cette grotesque et unique touche noire sur le
clavier de ses dents, pour nous empêcher d'oublier sa décrépitude.
Ce trou, oui, me colle la pensée à la mort. Plus que
l’oubli de toutes choses qui gagne Pierre depuis quelques mois, plus que ses incohérences, répétitions et radotages - auxquels je suis presque habitué et qui ne se voient pas, s’évaluent
mal et peuvent toujours être réévaluées lorsque soudain quelque chose
de sensé sort de cette bouche. Cette dent en moins, ce gouffre noir, me semble le premier coup de
pioche de la Mort. Mon grand-père m’est soudain apparu comme un de ces
immeubles condamnés, parce qu’on en a ordonné l’abattement. Ces derniers mois Pierre était devenu un bâtiment inoccupé : on l’apercevait traversé de pensées erratiques,
comme des squatteurs de passage. Mais maintenant le travail de destruction a
bel et bien commencé. On sent bien comme plus rien ne l'arrêtera :
chacun des coups de masse que donne le temps, casse un béton qu’on ne pourra recoller. Cet homme ne
sera pas un bâtiment qu’on fait sauter à la dynamite, mais un de ceux qu’on
dépèce morceau à morceau.
Je réalise que je ne reconnais déjà plus bien,
à cette ruine, le fier immeuble que j’avais l’habitude de voir à sa place, et que
je croyais peut-être, inconsciemment, pouvoir défier les siècles. Il y a une forme générale, mais les couleurs ont passé, quelques vitres sont cassées ou murées. Je dois admettre, depuis ce dîner, depuis cette dent en moins, que la ruine, cette carcasse, est abandonnée depuis longtemps, et que personne, véritablement,
n’y habite encore. Ce sont encore des murs, des matériaux, mais plus une maison. A peine un tas de pierres, un tas de Pierre.
(Ce jeu de mot est navrant, il m’est venu pendant
l’écriture : tout seul. J’y tiens, je veux dire, c’est même important de
l’écrire ici)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire