More science, less fear


« More science, less fear », disait une annonce dans le métro de New-York. C’est le slogan d’un organisme de recherche contre le cancer, et comme beaucoup de slogans il dit tout de la société qui préside à sa création. Un obscur créatif d’une agence de pub a senti ce credo de notre univers, comme les grands artistes qui inspirent et éternuent le zeitgeist dans lequel ils respirent.
Mais nous avons besoin de la peur ! Nous avons besoin de la peur pour créer des mythes, des légendes et des grands récits. La science ne crée pas de peurs, elle ne les supprime pas non plus, elle les transforme en la pire chose qui soit : l’angoisse. L’angoisse que la toute-puissante science ne peut s'empêcher de chier – c'est l’angoisse de la mort où la science ne va pas (Dieu ne guérissait pas aussi sûrement de la fièvre, mais tout du moins il promettait de nous accompagner par-delà la mort), c'est l'angoisse du cancer, ou celle de la prochaine maladie dont cette science qu’on croyait toute-puissante ne saura rien. C’est ce qui révolte, qui fait grincer les dents la nuit : la certitude "scientifique" qu’il existera toujours un domaine où la science ne peut rien — ainsi me révoltait, quand j’étais avec A, la possibilité qu’elle ait la même maladie que son père, maladie rare contre laquelle on ne n'aurait rien pu faire si elle s'était avisée de frapper.
Je suis angoissé, je n’ai pas vraiment peur. Où est passée la profonde peur mystique des enfants ? Nous en avons un besoin essentiel de ces racines affolées. Il nous faut des délires, des psychoses, plutôt que de névroses. Et c’est peut-être la lecture de Nietzsche, qui me fait écrire l'idiotie qui suit (d'autant plus idiote que je suis un citoyen d'un pays riche en paix) mais nous aurions besoin d’un danger similaire à la guerre pour, à travers ce danger, nous dépasser. Un risque est là, immense, que tout s’effondre, mais c’est un danger rampant, car tout ne s’effondrera pas d'un coup, tout se réduira en poudre — et nous sentons déjà, confusément, comme tout s’émiette déjà, et depuis longtemps. Il n'y aura pas d'apocalypse dont il faudrait avoir peur, il n'y aura qu'une suite de frétillements.

Et comment être héroïque, dans l’émiettement ? Il est plus aisé d’arrêter le toit qui s’écroule, de le soutenir avec héroïsme sur ses épaules pendant quelques minutes, que de faire face aux termites ou aux fissures du temps, que de rattraper les morceaux de plâtre qui tombent toujours plus nombreux.
Nous avons évacué la peur de cette nouvelle religion qu’est la science. Mais n’avoir pas peur est une chose affreuse, si tant est qu'elle est possible. Qu’il devait être agréable, à une lointaine époque, de jeter ses peurs dans Dieu, dans Satan, dans l’Etranger, dans le Châtiment, plutôt que de les inoculer dans son travail, son mariage et ses enfants, ou même encore dans l’image qu’on a de soi !

Miette retrouvée du 24 juillet 2014

La Route



Je marche et marcherai la route effilochée
Le chemin éboulis, si large
Si large !
Qu’on ne sait vers où il promène,
De large en long, de long en large, twists and turns.
Mes amis, mes amantes accroupis,
veulent m’asseoir me boire
et m’oublier la route émiettée.
Mais quoique saoul me lève :
Il faut reprendre la route craquée
la pente trop bossue, si large
si large !
Qu’on ne sait dans quel sens elle promène.

Il y a là, qu’il faut contourner,
De mes amours les ombres,
Et leur pente donne une idée du Soleil
Mais le globe rouge s’allonge, c’est la nuit déjà,
nuit sur la route cassée,
la voie minée, éboulée, bossuée
si sombre, si sombre !
Qu’on ne sait vers où diriger.

Dissoutes les ombres dans l’ombre plus noire encore
Les amis évanouis, j’en sens
Sous mes pieds les mains,
Sans savoir sans reconnaître sans relâcher,
Sans renoncer à ne pas renoncer à
Marcher,
Sur la vie vermillon, le labyrinthe oublié

Enfin attraper un napperon buissonnier
Au bord de la route,
Aux bras des herbes hautes,
soie des blés sur mains ballantes, regard lointain
vers le bandeau bondissant, la vie circonvolue,
Qui sur les collines roule sa noirceur bossue,
Ses éboulis et sa largeur,
Si large !
Qu’on ne sait plus pourquoi la mener.

30/09/14

Oublier et galérer


L'Oubli
J’ai l’impression qu’un artiste doit avoir une mauvaise mémoire. Il doit rendre imparfaitement les choses et les émotions.
Qu’importe que le peintre puisse refaire parfaitement le Titien, le Vinci ? Son souvenir du Titien a plus d’importance, un souvenir de ce qui dedans (ou dehors) l’a touché : couleur, détail, composition, sujet.
Celui qui se souvient trop et trop bien, soit copie trop parfaitement, soit veut tellement éviter la copie qu’il ne peut plus rien faire d’intuitif. Il se souvient trop cruellement que tout a déjà été fait, refait, défait, repris. Le véritable artiste est toujours un peu amnésique. Il a même oublié, dans le meilleur des cas, qu’il est artiste ; et ne songe qu’à s’amuser ou à raconter, à utiliser ses talents.
Je ne dis pas qu’il ne doit pas apprendre, surtout pas. Il doit ô combien regarder comment sont faites les œuvres, les scruter même, les analyser aussi, pour ensuite tout oublier. C’est le plus important. Seulement ainsi, son apprentissage portera les fruits croquants, ceux qui poussent dans le contact de ce ferment qui n’est pas lui, avec le terreau qui est lui-même. L’artiste doit oublier la mode, oublier les goûts du public, les critiques autant que les éloges, il doit oublier ses échecs autant que ses succès (sinon comment avancer ?).
Il doit oublier ses amis, ses amants et ses amours, son pays et ses devoirs. Ce n’est que dans ce grand silence de la mémoire qu’il se souviendra de lui-même, au son bizarre et à vrai dire toujours surprenant de sa voix intérieure. Dans sa mémoire tronquée, dans l’inconscient, tout sera absent et en même temps là. Comme une fermentation pratique, comme une moisissure utile.



J’avance si lentement
J’avance si lentement ! Les journées filent sans que je comprenne où m’y accrocher. Aujourd’hui j’ai lancé un export, j’ai regardé des courts de Cavalier, j’ai envoyé mon projet de court métrage à deux producteurs (deux !), et ? Et c’est tout je crois, ça m’a rempli la journée, avec de menues courses, la préparation du déjeuner, qui ont englouti le reste irrémédiablement, et c’est déjà l’heure d’aller voir le film de Baumard, puis de dîner chez Lefèvre, et rien ne sera vraiment arrivé, la journée sera achevée, sans écriture, sans rien. Et demain ? Le week-end plein de Ju (déjà), d’Anne (dîner, nuit, déj), de Pierre, et voilà, vendredi 16h30 je sais déjà que 3 jours de cette semaine seront avalés, et que cela continuera ainsi pendant longtemps, pendant toujours. Que l’œuvre ne se sera façonnée qu’à coups de petites pierres minuscules, débiles, mal enchâssées parce que trop éloignées,  arrachées avec paresse à l’énorme granit du temps. Est-ce la seule chose à faire, se résigner à l’éparpillement et au pas-grand-chose ? A la dispersion ?

Miettes retrouvées, de l'automne 2014