16 juin 2016 - Elle danse

Elle tombe enceinte. On découvre que le bébé va sortir avec une malformation ; il faudra l’opérer dès la naissance, et c’est bien trop dangereux. Elle a le droit d'avorter après le délai légal. Ce n’est plus légalement un avortement, mais l’accouchement d’un fœtus qui meurt, qu'on doit nommer et qu’on doit enterrer. Détail affreux, elle doit en plus batailler pour que les médecins abandonnent leur principe de vie, assez idiot en l'occurrence, et lui laissent avorter. 
C’est horrible, ça ressemble à un trauma, mais elle trouve la force de le faire. Le soir, elle sort de l’hôpital, et ne préfère pas rester seule avec son compagnon. Alors ils se rendent directement à une fête que donnent des amis à la campagne. Directement après l’hôpital. On l'avait prévenue vous serez épuisée madame, mais la voilà qui danse et qui boit. Jusqu’à 5h du matin. Et après ça, elle trouve encore le temps, à l'aube ou après l'aube, me raconte-t-elle, de s’engueuler avec son homme, et encore l’énergie de se rabibocher et de se mettre au lit tout enlacés et tout amoureux. 
Surhumaine personne. C'est-à-dire plus qu'humaine. Je n'y étais pas, mais au-dedans de mes yeux je vois parfaitement l'image : elle avec son sourire royal et régulier, avec cette couronne de dents sur sa face illuminée, elle en danse, toute sensuelle comme je l’ai toujours connue, toute force de vie s’ébrouant de ses cendres, petit corps mince mais qui triple de volume en tournoyant. Dansant sur ses propres ruines, piétinant en rythme la mort et la douleur, la tristesse et la malchance.

Elle m’a raconté qu’après cette nuit, elle avait dormi toute une semaine. Cela n’ôte rien à la beauté de cette nuit. Quand on sait vivre avec fureur, on peut dormir avec panache. 

8 août 2016 – Serviettes

Avant-hier, Praia Da Fuseta. Épuisé par un réveil trop tôt et surtout par la nuit au Ubi, je passe la journée dans un semi-coma, avant de m’effondrer sur ma serviette, à peine protégé, sous le parasol, par l’ombre courte du midi.

J’avais le nez dessus. Les serviettes de plage sentent toutes la même odeur. Un mélange de coton, de lessive, de crème solaire, de sable et de sel, chauffés par le soleil. C’est le parfum de l’été. Cette odeur, et il faut l’avouer le bruit des vagues, ont suffi, pendant la minute où je m’engourdissais jusqu’au sommeil, à me faire revenir toutes les serviettes posées sur toutes les plages de ma vie. De même que les aéroports, se ressemblant tous, semblent connecter toutes les villes comme un passage secret, tentaculaire et multidimensionnel, de même, plus profondément, que les avions et les trains nous amènent toujours autant à leur destination future qu’à toutes les destinations passées qu’ils ont desservies et stockées dans notre mémoire, cette serviette, sous mes yeux fermés, plongés non pas dans l’obscurité totale mais dans la lueur jaune-orange qui translucidait mes paupières closes, fine barrière face à la puissance du soleil, cette serviette devenait la même que toutes les autres, et peut-être la seule. Elle était la serviette, la voie d’accès mystérieuse, le tunnel magique qui plonge dans le sable de ma mémoire et me multiplie sous toutes les plages de mon enfance et de ma jeunesse. Cette sieste que j’allais faire, je réalisai que je l’avais déjà faite, exactement même, et que j’allais la refaire, plusieurs fois d’un coup, par la mémoire. Est-ce un hasard ? Je suis sorti vigoureux de ce court sommeil, comme si sur mille plages j’avais dormi mille siestes.

12 août 2016 – (réécriture d'un) mail à U

C’est très beau, ce que tu écris sur le désir avec ton C. Suis-je d’accord avec toi quand tu décris le "désir partagé" comme "un petit miracle" ? Je sais au fond de moi qu’il n’a rien du tout d’un petit miracle : j’ai passé tant de temps à regarder comme le désir est rebondissant, comme le regard de l’un sur l’autre est toujours comme un de ces cubes allume-feu qui servent à lancer les barbecues : ils brûlent eux, font brûler les choses autour, et bientôt tout est consumé à partir d’une toute petite chose, un pauvre petit regard qui a traîné une demi-seconde de trop. On a trouvé une paire de joues jolies, on s’est pris à s’imaginer les embrasser, rien de plus ; la propriétaire de la paire de joues a vu notre regard, a rougi ; les joues rouges ont paru encore plus belles et, par un effet de dominos, les deux se retrouvent bientôt ne penser qu’à l’autre, tous les jours et toutes les nuits, même s'ils n'en connaissent rien hormis cette histoire de joues rougies. 

Le désir étant chose mentale, il n’y a pas de "réalité intangible" du désir : comme toute matière de l'esprit, il est régi par des principes de fiction, de narration, qui le rendent  éminemment plus élastique qu’on le croit. Il n'est pas étonnant que les meilleurs séducteurs soient ceux qui racontent le plus (d'histoires, de mensonges, de blagues, de souvenirs) : leur maîtrise de la fiction repousse les limites du désir de ceux qu'ils séduisent. Ce que tu nommes "principe de réalité", sur lequel tu crois qu'on peut se briser les dents, je crois très fort que ça n’est qu’une limitation sociale, culturelle, qu’on se met. Ou une limite d’énergie : car les efforts sont immenses, si l'on veut déformer cette « réalité » du désir, pour plaire à quelqu'un dont tu n'es pas "le genre". Il est toujours plus reposant de rappeler un ex, d’aller sur Tinder, ou de décider qu’on est mieux tout seul ce soir-là.

J’exagère, mais ce qui me paraît vraiment miraculeux, c’est encore qu'on puisse tombe amoureux de quelqu’un qui ne vous le rend pas. Non pas miracle au sens où ça n’arrive jamais, mais parce que ça me paraît miraculeux de choisir cette absurdité. On a travaillé tout seul à se monter la tête, on s'est construit un feu qu'on a allumé sous sa propre maison. Je suis de ceux qui considèrent que le désir est extrêmement répandu, et ce jusqu’entre les amis à l’état censuré — c’est toujours la question : le meilleur ami du même sexe, si on était homosexuel, si on le trouvait à notre goût, est-ce qu’on ne se le taperait pas ? (il faut voir ces groupes de potes où les garçons passent leur temps à se tripoter pour rire). Le désir prend mille formes, mais il est si souvent là : il ne tient qu’à un garçon et une fille, s’ils le veulent, d’en suivre un chemin déjà préparé par eux et par d’autres. Alors, de choisir quelqu'un qui ne nous désire pas, ça me paraît être, souvent, quelque chose pour se faire du mal. 

Ça ne m’empêche pas de comprendre, et d'être ému, quand tu écris que le désir partagé est une « brèche » dans le réel. Parce que j’ai beau savoir, sentir, que le désir est partout, ça ne m’empêche pas d’être bouleversé quand je vis, moi, cet échange-là. Ce qui dans ma jeunesse me paraissait "miraculeux", impensable, c’était moins l'attirance partagée, que tout simplement le fait qu’une femme veuille de moi, éprouve à mon égard du désir - sans parler de l'envie sexuelle à mon égard, véritable tabou. Quand j'étais jeune, les femmes m'apparaissaient (question d'éducation) comme des petits êtres romantiques qui subissaient le désir des hommes, et qui y consentaient par affection ou par amour — mais qui certainement n’avaient pas en ce domaine de volitions propres. C'est idiot, il n’empêche je n'étais pas seul à le croire ; et encore beaucoup de femmes adultes se complaisent ou s'emprisonnent dans cette image, patiemment tissée par notre civilisation… Adolescent, j’étais tout prêt à aimer la première de celles qui daignerait m'accepter. Quant c'est arrivé, à 14 ans, quand la première fille m'a approché, moi roulé en boule dans un coin de cette boum où j'étais allé à reculons, j'ai été surpris et bouleversé, comme un Quasimodo à qui Esmeralda aurait fait d'improbables avances. Le miracle était là, et si j'ai depuis largement changé d'avis, je garde au cœur l'écho de ce miracle, à chaque fois qu'une femme me sourit. Mais cela ne dure pas. Heureusement ?

15 septembre 2016 - Bruxelles

Bruxelles
Je me surprends à toujours « vendre » Bruxelles. Même à Marie-Cécile, dans la fureur du tournage, je me faisais un agent de l’office du tourisme aussi zélé que lorsqu’il s’agissait de convaincre Cécilia d’y emménager. Veux-je persuader mes amis de m'y rejoindre, ou leur faire accroire que je suis heureux ici, ou s’agit-il seulement de me convaincre que j’ai fait les bons choix ? Sûrement un peu de tout ça. Je ne me souviens pas, cependant, avoir jamais aussi vivement défendu Paris à n’importe qui venant m’y rendre visite – hormis les dernières années, les XXe puis XIXe où je m’épanouissais enfin.
Ma nouvelle ville est un peu comme ce nouvel amour dont on montre la photo à tous ses proches, anxieux de leur approbation. On voudrait si fort que tous l’aiment, pour la mieux aimer encore – mais au fond, voudrait-on qu’ils en soient tous les amants, que tous l’aiment autant que nous ?
Bruxelles, nouvelle amoureuse bien partagée : si j’ouvre yeux et oreilles, je vois et j’entends bien qu’autour de moi, de Clara à Oriane, tous font les louanges bruyants de la capitale.

Oh Mandy

Dans le silence de la ville belge, enfin gagnée par l’automne, j’écoute. J’essaie de repérer si on entend le bruit que fait un espoir, en tombant. Que fait un cœur, en trébuchant.