Peu le temps, peu l’esprit, peu l’énergie d’écrire
ici. Surtout, peu l’ennui. Il y a ces six projets qui m’occupent depuis la
rentrée, dans lesquels trébuche et s’engouffre le temps. Je sais que d’autres projets
m’occupent, mais je peine à m’en souvenir : d’autres projets de longs, de
séries, d’un livre depuis un an délaissé… Je découvre, avec plus de surprise
que de peur ou de colère, qu’il y a une limite à la créativité : non la
limite basse que j’ai déjà connue, quand la vie éloigne de la création, et
qu’elle l’assèche, soleil ardent, à coups d’amis, de rendez-vous, de soirées,
ou de travaux sans poésie ; mais celle, haute, qu’on remarque quand on a
trop de ces projets, de ces idées qui, dans un premier temps, avaient plutôt
excité que diminué la créativité.
Je n’ai plus d’idées. La sensation est très différente
de celle de n’avoir plus d’inspiration. L’inspiration, ce souffle de la
sensibilité, est là, et fonctionne à plein : pour le montage, pour les B., pour RC. Mais à la fin de la journée, fluide précieux que je
découvre limité, ma créativité est usée, utilisée. Toute bue. Je ne peux plus
l’idée supplémentaire : tout l’espace est pris, empli, dans ma tête, par
cinq ou six projets, dont un (Les Croyantes)
qui écrase beaucoup les autres de son poids, qui a même tendance à gonfler et
prendre le moindre espace disponible, le moindre excédent de ma créativité.
[Une jeune femme, étrange, un peu laide, vient de
m’interrompre pour me dire que me voir écrire, chose rare dans le métro,
l’apaisait énormément. Je suis touché par ça, ne sait d’ailleurs si c’est de la
séduction. Elle s’excuse « d’avoir pris le risque de passer pour une
folle. ». Elle a eu raison de le prendre, c’est un beau risque. Mais ce
silence bizarre qui a suivi, où je croyais qu’elle voulait ajouter quelque
chose, et me sentais obligé de faire la discussion, et n’osais revenir à mon
carnet, c’est peut-être là que j'ai commencé à trouver qu’elle était,
effectivement, folle.]
Et malgré tout, dans les rares interstices de pensée,
de souffle mental, que cette période daigne me laisser (interstices entre le
travail, la fréquentation des gens, de S., de ma mère, de ma monteuse, et
les moments de relâchement, de jeu, de fête, que je
recherche frénétiquement à chaque ouverture), dans ces rares moments d’entre-moi, je
me souviens que j’ai été amoureux de T. Il n’y a que ça au fond de mon
cœur : un souvenir. Ni un visage, ni une peau, ni une odeur, ni une voix,
ni un dialogue : seulement la connaissance que quelqu’un a été aimé par
moi et m'a, à sa manière désordonnée, aimé. De la même façon on
rentre chez soi, on voit des traces de pas, de boue peut-être, parfois moins
même : un objet qui a été déplacé, ou qui a disparu, un couvert sale qui a
été laissé sur le rebord d’une assiette recouverte de miettes, un verre tâché
de petits filaments d’orange séchée ou même : un verre propre qui sèche au
bord de l’évier ; on ne sait pas qui, pourquoi, comment, mais on sait que
quelqu’un est passé là, et même si l’on voit bien que rien ne manque, et que
pas grand-chose n’a été cassé, cette présence passée et cette absence présente
sont difficilement tolérables. On ne peut cesser d’y penser.
Mon ventre, mon cœur, sont comme ces albums photo dans
lesquels la présence obstinée d’une ex, sur la plupart des clichés, empêche de l’oublier tout à fait quand on les consulte. Je regarde mon ventre,
mon cœur, et j’y croise partout l’idée, le nom, de T., et me dire, me
noter, comme cette présence est inutile, hors-sujet et hors-objet, ne m’avance
à rien du tout, ne m’aide pas à ne pas me laisser gagner par ce froid. Au
contraire. Remarquer qu’il caille n’aide pas à se sentir plus au chaud.
Alors, travailler !
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