12 août 2016 – (réécriture d'un) mail à U

C’est très beau, ce que tu écris sur le désir avec ton C. Suis-je d’accord avec toi quand tu décris le "désir partagé" comme "un petit miracle" ? Je sais au fond de moi qu’il n’a rien du tout d’un petit miracle : j’ai passé tant de temps à regarder comme le désir est rebondissant, comme le regard de l’un sur l’autre est toujours comme un de ces cubes allume-feu qui servent à lancer les barbecues : ils brûlent eux, font brûler les choses autour, et bientôt tout est consumé à partir d’une toute petite chose, un pauvre petit regard qui a traîné une demi-seconde de trop. On a trouvé une paire de joues jolies, on s’est pris à s’imaginer les embrasser, rien de plus ; la propriétaire de la paire de joues a vu notre regard, a rougi ; les joues rouges ont paru encore plus belles et, par un effet de dominos, les deux se retrouvent bientôt ne penser qu’à l’autre, tous les jours et toutes les nuits, même s'ils n'en connaissent rien hormis cette histoire de joues rougies. 

Le désir étant chose mentale, il n’y a pas de "réalité intangible" du désir : comme toute matière de l'esprit, il est régi par des principes de fiction, de narration, qui le rendent  éminemment plus élastique qu’on le croit. Il n'est pas étonnant que les meilleurs séducteurs soient ceux qui racontent le plus (d'histoires, de mensonges, de blagues, de souvenirs) : leur maîtrise de la fiction repousse les limites du désir de ceux qu'ils séduisent. Ce que tu nommes "principe de réalité", sur lequel tu crois qu'on peut se briser les dents, je crois très fort que ça n’est qu’une limitation sociale, culturelle, qu’on se met. Ou une limite d’énergie : car les efforts sont immenses, si l'on veut déformer cette « réalité » du désir, pour plaire à quelqu'un dont tu n'es pas "le genre". Il est toujours plus reposant de rappeler un ex, d’aller sur Tinder, ou de décider qu’on est mieux tout seul ce soir-là.

J’exagère, mais ce qui me paraît vraiment miraculeux, c’est encore qu'on puisse tombe amoureux de quelqu’un qui ne vous le rend pas. Non pas miracle au sens où ça n’arrive jamais, mais parce que ça me paraît miraculeux de choisir cette absurdité. On a travaillé tout seul à se monter la tête, on s'est construit un feu qu'on a allumé sous sa propre maison. Je suis de ceux qui considèrent que le désir est extrêmement répandu, et ce jusqu’entre les amis à l’état censuré — c’est toujours la question : le meilleur ami du même sexe, si on était homosexuel, si on le trouvait à notre goût, est-ce qu’on ne se le taperait pas ? (il faut voir ces groupes de potes où les garçons passent leur temps à se tripoter pour rire). Le désir prend mille formes, mais il est si souvent là : il ne tient qu’à un garçon et une fille, s’ils le veulent, d’en suivre un chemin déjà préparé par eux et par d’autres. Alors, de choisir quelqu'un qui ne nous désire pas, ça me paraît être, souvent, quelque chose pour se faire du mal. 

Ça ne m’empêche pas de comprendre, et d'être ému, quand tu écris que le désir partagé est une « brèche » dans le réel. Parce que j’ai beau savoir, sentir, que le désir est partout, ça ne m’empêche pas d’être bouleversé quand je vis, moi, cet échange-là. Ce qui dans ma jeunesse me paraissait "miraculeux", impensable, c’était moins l'attirance partagée, que tout simplement le fait qu’une femme veuille de moi, éprouve à mon égard du désir - sans parler de l'envie sexuelle à mon égard, véritable tabou. Quand j'étais jeune, les femmes m'apparaissaient (question d'éducation) comme des petits êtres romantiques qui subissaient le désir des hommes, et qui y consentaient par affection ou par amour — mais qui certainement n’avaient pas en ce domaine de volitions propres. C'est idiot, il n’empêche je n'étais pas seul à le croire ; et encore beaucoup de femmes adultes se complaisent ou s'emprisonnent dans cette image, patiemment tissée par notre civilisation… Adolescent, j’étais tout prêt à aimer la première de celles qui daignerait m'accepter. Quant c'est arrivé, à 14 ans, quand la première fille m'a approché, moi roulé en boule dans un coin de cette boum où j'étais allé à reculons, j'ai été surpris et bouleversé, comme un Quasimodo à qui Esmeralda aurait fait d'improbables avances. Le miracle était là, et si j'ai depuis largement changé d'avis, je garde au cœur l'écho de ce miracle, à chaque fois qu'une femme me sourit. Mais cela ne dure pas. Heureusement ?

Aucun commentaire: