17/03/2017 - La douleur

A. ne comprenait pas quand je lui disais que, face son visage, je me sentais parfois mal. Que sa beauté me poignardait l’âme. Pour elle, pourtant esthète au plus haut point, la beauté n’est pas ce trop, cet excédent qui déborde le cœur. Pour moi, il l’est. Est-ce masculin, est-ce simplement moi ? J'ai dû lui figurer cette image canonique, des hommes qui voient passer une belle femme dans la rue et se serrent la poitrine, se serrent le cœur, retiennent leur souffle, puis poussent un soupir de soulagement lorsqu’enfin elle a disparu au coin de la rue. Tout s’arrête, dans l’esprit, dans le corps, dans ce regard suspendu, comme au cours d’un bond désespéré pour atteindre l’autre rive. L'image est drôle, la réalité pas toujours agréable.  Cela ne ressemble pas à du plaisir.
Quand je fais l'effort de regarder A., la joie monte puis, parallèle à elle, soudain quelque chose décolle et s'envole, rattrape et dépasse la joie. Ce n’est pas de la tristesse mais un excès. Ce qui arrive est trop fort. On en voudrait facilement à la femme, au chaton, au bébé qui nous fait cet effet. Quand on ne peut atteindre l'objet du désir et trouver, du corps et de la bouche même qui nous ont piqué si vivement, la consolation attendue, c’est affreux. Dans le cas contraire, un mélange de joie et de douleur qui ressemble à l’amour, mais un amour restreint aux sens. La douleur ne disparaît pas car, malgré les plaisirs qui l’adoucissent, l’objet dont la beauté nous domine, nous écrase même, est toujours royalement là, inchangé.
Les yeux d’A. jamais ne perdent leur force.
Souterrainement, inconsciemment, je voudrais pouvoir éteindre cette lumière qui me brûle la rétine, ou plutôt la faire mienne, l’ingérer, l’apaiser en l’intégrant à moi. Ainsi tous ces amants qui veulent « dévorer » l’autre, ou ces pères qui, plus saturniens qu’ils ne veulent l’admettre, s’écrient « ô toi je vais te manger ! ». C’est un cri du cœur qu’il faut prendre au pied de la lettre. C’est le fameux drame, dont j’écrivais ailleurs, en ces pages, qu’il était magnifique et salutaire : je ne peux pas te manger, je ne peux pas me fondre dans ton être, me couler dans ta beauté comme je le voudrais. Tout désir est un désir d’absorption, et tout amour est la nostalgie de ce repas impossible, de cette communion impensable. On sent bien que le sexe en est le mime à petite échelle, à peine une agréable parodie. On voudrait tout de l'autre, mais on ne peut qu’emmêler des petites portions de toi et de moi, qui s’ingèrent l’une l’autre - et c’est pourtant, déjà, tellement puissant.
Il y a cet écrasement, quand je regarde A., quand je la regarde de tous mes yeux, par exemple quand elle est occupée d'autre chose, quand elle regarde l'écran de cinéma, ou bien que soudain c'est elle qui me fixe avec calme. Un écrasement qui est pour moi l’occasion d’un bond. De l’immédiat de sa beauté, faite de ses traits humains concrets, arrangés concrètement par le hasard des gênes pour produire toute cette beauté, de toute cette chair terrestre immanente j’ai l’impression de pouvoir me faire un marche-pied jusqu’au ciel, jusqu'à un ailleurs qui n'a rien à voir avec toute cette matière. On s'en doute, tout changement de dimension, tout accès au sublime, est terrible.


D’où peut-être : la douleur.

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