Je sors à peine d’un morceau d’émotion dont j’essaie
de dégager la forme, les causes, la couleur.
Il y a eu d’un coup, allongé à côté de MS, tant de
joie et un peu de peine, sur cette pelouse des nouvelles Halles, les yeux perdus dans le
bleu faiblissant du ciel, le petit corps de MS blotti contre moi… Quoi et
pourquoi ?
Après un café ensemble où je retrouvais, intact, après trois mois, ce plaisir de la
voir, de lui parler, de la toucher, elle venait de m’apprendre qu’elle était enceinte. Et encore, trois mois plus tôt, comme D était présent, je n’avais pas pu approcher mon esprit autant que je voulais : elle
m’était séparée par les conventions et le secret.
Enceinte. La joie d’abord, surtout pour elle. La fierté de la
savoir bientôt maman, enceinte déjà. J’étais fier comme s’il était un peu de
moi, cet enfant. On se sent toujours un peu le mari des femmes qu’on a aimées,
et le père des enfants qu’elles ont eus avec d’autres – de là peut-être la
jalousie des maris à l’égard des ex et des amants, même ceux qui n’auraient
jamais pu être les pères.
Après m’avoir appris cette nouvelle, MS est devenue
d’un coup très silencieuse. Peut-être avait-elle peur, peut-être
regrettait-elle de m’avoir avoué ça, avant tout le monde, peut-être attendait-elle
une autre réaction que ma joie fière. Elle voulait du silence, de la douceur.
Alors nous nous sommes serrés l’un contre l’autre, allongés dans l’herbe. Il
n’y avait rien à dire, rien à faire. Les Halles disparaissaient sous le ciel immense, et
c’est toute la ville qui s’est peu à peu retirée comme une marée. Alors nous
étions seuls, loin du temps. L’espace d’un moment qui ne durait rien et qui
durera toujours, nous nous aimions. Sans baisers, sans déclarations. Tant de choses avaient disparu ou ne
comptaient plus : son homme, mon éloignement à Bruxelles, notre
différence d’âge. Je nous voyais tels que nous aurions pu être, naviguant seuls
dans ce ciel bleu, qui était le sol de notre vie solipsiste et momentanée.
C’est là que la tristesse m'a rejoint. Je pensais à ces femmes aimées, qui étaient parties vivre l’aventure de leur existence,
seules ou avec d’autres. Ces femmes, parfois encore aimées, parfois encore aimantes, qui
avaient embarqué sur d’autres navires, me laissant seul sur le port, marin détaché,
un peu par goût du rivage et de la vie des ports, un peu par hasard et malchance,
marin sans mission, engagé sur quelques menus travaux, marin qui voit
partir au loin les navires qu’il adore, sans (pouvoir) y embarquer. A et B, que
j’ai choisi de laisser à leurs vies et à d’autres hommes plus engagés, MS et T qu’à un an de distance j’étais tout prêt à aimer et qui m’ont
échappé. Et qui ont choisi la stabilité,
le déjà-là – et j’ai beau en souffrir, je crois qu’elles ont
eu raison. Je les comprends. Marin, trouveras-tu un navire ? Ta vie sera-t-elle celle
d’un port mal famé mais plein d’aventures ?
La tristesse a laissé place à une joie épaisse, dont je ne voyais pas le fond, et
dans laquelle une grande part tenait à l’odeur des cheveux de M et à
la forme de son corps recroquevillé dans mes bras. J’étais apaisé. Je me
disais : "on verra bien", je me disais "ça ira", mais vraiment pas comme une
consolation — plutôt comme une authentique bonne nouvelle, comme si je me
ressouvenais qu’il n’y avait rien à craindre de l’avenir tant qu’on lui disait
oui ; et que le présent, le fabuleux présent exhalé des cheveux de M, de
son petit ventre en train de gonfler, pouvait toujours m’être accordé par la grâce du temps, de
la mémoire, et maintenant de l'écriture.
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