Je n’avais pas très envie d’y aller, à cette fête. A l’entrée, R. et
V. me préviennent : « il n’y a plus que du jus de banane et du vin
rouge ». Je goûte peu le vin rouge de ce genre de soirées, et après deux heures de film indien, dans le froid nocturne, en plein milieu de ce combat sans espoir entre la fatigue et moi, avec le stress de devoir rameuter K. et A., partis à une autre soirée, et moi et
Ar. et An., qui ont insisté pour cette soirée, le jus de banane je le vomis
déjà.
La soirée semble ratée. Il y a
trop de monde. Je croise M. : dans
son état naturel elle est déjà abrutie, mais ce soir elle semble avoir fumé
trois joints coup sur coup. Elle semble me reconnaître comme à travers une
vitre dépolie, et il est évident que depuis son univers alenti le
monde, et moi y compris, doit se mouvoir avec trop de vivacité. Je devrais dire « tant mieux », mais elle me
touche, cette fille, au-delà des vannes dont je recouvre son absence lorsque je
suis avec d'autres. D’être snobé, boudé, à peine reconnu, ne fait qu’accroître ma solitude.
Je ne sais plus où est A, je la fuis et la recherche. Elle
me regarde tellement que je cherche à la voir sans être vu. Je cherche à la
regarder enfin, à trouver ce point de vue de mateur, de séducteur, que je n’ai
jamais vraiment eu, ou quelques minutes seulement à notre rencontre, et qui a
depuis été annihilé par le sien, par sa posture de carnassière. Je
veux passer de proie à prédateur, la séduire enfin, activement. C’est trop
tard : son regard est déjà vaincu, elle rit à toutes mes plaisanteries, et trop tôt. L'enjeu est sur un autre terrain, sexuel. C’est elle qui contrôle tout,
depuis que le premier soir elle a surpassé cette crainte que je
ne revienne pas, que je regrette.
Je ne l’ai d’abord pas trouvée, puis elle était serviable, voulait toujours aller me chercher du Champagne, des
verres de vin, des invitations pour faire entrer K et As. Ça me donne envie de partir. Mais à l'arrivée de K., le miracle se forme petit à
petit. Je connais tous ceux qui m’entourent – tous critiques, cinéphiles, jeunes cinéastes à peine endimanchés, ensemble comme à une soirée entre potes. La musique est célèbre, nous dansons dans le léger froid. Il fait trop frais pour ne pas danser, assez chaud pour n’être
pas accablé de sueur. Il y a suffisamment de place pour constituer un cercle
imparfait qui permet de voir d’un mouvement de tête tous ceux que j’aime,
et ils y étaient presque tous ce soir-l). Petit paradis où se retrouvent des amis, des colocataires, des collègues, des
connaissances, sans un mot, se regardant danser avec de petits sourires.
KG souriait, aux anges, Ar. aussi. Ma place
était juste, j’étais bien, pas trop excité, conscient des autres, de moi, de la fraîcheur de l'air entre nous qui nous ramenait au ciel au-dessus, aux étoiles, qui nous connectait au
reste du monde indolent. C’était l'un de ces rares moments où je me suis senti
faire-partie, où j'ai eu le sentiment « d'habiter » le monde, comme disent certains philosophes. Une prise de conscience délicate et brutale à la fois, qui transforme le
mouvement alentour en un ralenti de film. Ces gens autour de moi dans cette ronde
somme toute calme, au-delà de laquelle je voyais d’autres (Vernay, Leblanc) que
j’aimais aussi en les connaissant moins, semblaient l’image du monde entier
autour de moi. Puis la musique s'arrêta.
En discutant plus tard
avec un K. fin ivre, je vis que lui aussi avait ressenti cette vibration
exceptionnelle, et qui n’a pas dû durer plus de 15 minutes. D'où vient ce plaisir qu'on a à comprendre qu'on n'était pas seul à ressentir ?
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