On ne racontera jamais l’histoire du type qui allait
trouver un remède contre le cancer, et qui est mort d’un bête accident de
voiture ou qui s’est étouffé avec une arête de poisson.
On ne racontera pas l’histoire de cet écrivain de
génie, qui a écrit trop tôt un livre révolutionnaire et qui n’a pas trouvé
d’éditeur, et qui a brûlé le manuscrit avant de se pendre, ou de mourir d’une
fièvre trop forte.
Ni celle de toutes les femmes qui auraient pu aider ou
sauver l’humanité et qui étaient trop occupées à laver, soigner, élever, les
petits et les grands hommes. Ni celle de chef-d’œuvre du cinéma qui ne s’est
jamais tourné parce que personne ne voulait lui donner d’argent, ou pire, de
celui qui a été gâché par un mauvais producteur, un mauvais acteur-star, un
assistant foireux ou un monteur trop charismatique.
On ne les racontera pas. Rien, chez elle, ne fait
histoire. Ce ne sont pas les grands échecs comme une retraite de Russie, comme
une bataille de Waterloo, comme une chute du 3e Reich, ni les loses formidables qu’on se raconte entre
amis au bord d’une table. Non, ce sont de petits échecs, ceux qu’on n’aura
peut-être même pas perçus comme tels quand on les vit. Ce scientifique, cet
écrivain, qui aurait pu sauver ou élever l’humanité, c’était peut-être un jeune
garçon à qui un professeur aigre aura dit qu’il ne valait rien, qui l’a cru, a
trouvé une autre vie, l’amour peut-être, des enfants, un métier très occupant,
et qui a oublié ce qu’il pouvait faire. L’Histoire est pleine de ces génies qui
n’ont pas écouté les conseils stupides de leurs aînés, mais que faire des
génies qui les ont écoutés ? Peut-être
a-t-il été heureux, plus heureux même que s’il avait suivi sa vocation (on en
connaît les souffrances, la solitude, les désillusions), mais surtout peut-être
n’a-t-il jamais regretté, ou à peine. Il n’aura probablement jamais su
ce qu’il a raté.
On croit que l’histoire est faite des grands hommes et
des grands faits, ou même des peuples qui les ont soutenus et accompagnés, mais
nous trônons aussi sur des siècles d’échecs, de ratages et de mauvais hasards.
Il faut tant de miracles pour atteindre quoi que ce soit : miracles
extérieurs (la chance, le bon moment) et intérieurs (la volonté, le
jusqu’au-boutisme, la folie, la mégalomanie, l’égoïsme). L’Histoire est faite
des gens qui se sont battus et joué de chance, je crois qu’elle est encore plus
constituée par ceux qui n’ont pas eu la force ou la chance d’y arriver.
Ils constituent le reste de l’humanité, celle qui est
née au mauvais moment, au mauvais endroit, avec les mauvaises personnes. Et
même, les Grands leur doivent tout : les ratés leur ont laissé une place,
et surtout leur ont enseigné, par leur échec, ce qu’ils ne devaient pas faire.
Pas de Napoléon empereur sans un boulevard laissé par des gens faiblards que
l’Histoire a un peu oublié. Pas de Newton sans une foule de gens qui, avant
lui, n’ont pas su ou pu aboutir aux mêmes résultats que lui, même en recevant
une pomme sur la tête.
Curieusement, penser à cela m’apaise un peu. Je ne
suis pas rassuré, bien sûr, mais il est bon d’imaginer que je contribue à
quelque chose (l’art ? l’humanité ? l’histoire ? qu’importe)
autant en écrivant qu’en n’écrivant pas, en réussissant mes films qu’en les
ratant, que je les diffuse ou pas. Tout ça a une sorte de place, d’ordre dans
lequel l’échec n’est pas négatif mais une partie aussi importante que son envers,
la réussite.
Qu’en vivant, moi ou n’importe qui, nous participons à
quelque chose de fantastique, d’énorme, quelque chose de l’ordre, sinon du
progrès, au moins de la survie de l’espèce, de sa continuation joyeuse et
bordélique, c’est à coup sûr une joie.