15/06/2017 - S’aimer – discussion avec G.


Il y a deux marches, deux étapes, pour s’aimer soi-même. La première, évidente, tient à aimer ce que l’on a d’aimable – c’est-à-dire consiste à le repérer, à savoir ce que de moi je trouve bien, bon, aimable – selon mes goûts aussi, selon les goûts des autres aussi. C'est une honnêteté qui n'est pas si facile. 

La seconde marche à gravir, c’est de reconnaître, sans concession, et d’accepter ses défauts. Pas de les aimer : c’est une idée qu’on entend souvent, aimer ses défauts et ceux des autres. C’est idiot, je crois : si on les aime c’est très exactement la définition de la complaisance. Mais il faut les assumer suffisamment pour, par exemple, pouvoir en rire – c’est-à-dire créer l’espace, le « jeu », pour en jouer, pour s’amuser avec pour les montrer aux autres et aussi, désamorcer leur effet néfaste, ou aider les autres à s’en défier lorsqu’ils surgiront, à nous avertir quand on aura dépassé les limites, à ne pas confondre nos défauts avec notre personne. C’est une erreur, à mon sens, que de croire que reconnaître nos défauts nous aidera à nous en débarrasser. Cette reconnaissance, si on va bien, peut aider à combattre, amoindrir nos vices – mais lorsque nous irons trop mal à nouveau, lorsque nous baisserons la garde, la plupart de nos défauts, qui sont le tissu de notre étoffe au même titre que nos qualités, reviendront avec plus ou moins de vigueur. Mais au moins : pouvoir les montrer en riant, à nos amis qui peut-être alors reconnaîtront à cette lumière légère les leurs, je crois que c’est là le début de l’amour de soi – qui est toujours, toujours, le point de départ du véritable amour de l’autre. Être vis-à-vis de nos pires côtés, non pas permissifs, mais compréhensifs, comme des parents qui savent que leur enfant est un peu « difficile ».

21 avril 2017 – Angoisses de nuit


Cette nuit, chez Julien, je me suis réveillé sans avoir où j’étais. Jetlag, triplag : me voilà décomposé aux quatre coins du monde, belge, français, brésilien, allemand, américain, mon cœur clignote à tous les endroits à la fois. On comprend que mon âme soit au propre : déboussolée.

Il m’a fallu sortir de la chambre pour comprendre où j’étais, qui j’étais, quand j’étais. Pendant ces quelques secondes, une panique ensommeillée montait, celle qui disait, comme souvent, comme souvent au Brésil je me souviens, qui disait « tu perds ton temps, tu voyages pour rien, tu es en retard, tu rates le train de ta vie. » Cette voix, je crois, ne se taira jamais. Elle continuera toujours de plonger ses aiguilles dans mes nerfs, son venin dans mes plaisirs gratuits, dans mes oisivetés d’enfant. Ce venin dit qu’il faut grandir, avancer, aimer, travailler surtout. Ce venin dans mes nuits exagère : il me fait croire que j’ai oublié totalement de travailler depuis des années, comme il fait croire parfois, dans mes rêves, que je n’ai jamais trouvé la force de quitter Ag et qu'il me faut encore vivre avec elle.

Echecs – 29/03/17


On ne racontera jamais l’histoire du type qui allait trouver un remède contre le cancer, et qui est mort d’un bête accident de voiture ou qui s’est étouffé avec une arête de poisson.
On ne racontera pas l’histoire de cet écrivain de génie, qui a écrit trop tôt un livre révolutionnaire et qui n’a pas trouvé d’éditeur, et qui a brûlé le manuscrit avant de se pendre, ou de mourir d’une fièvre trop forte.
Ni celle de toutes les femmes qui auraient pu aider ou sauver l’humanité et qui étaient trop occupées à laver, soigner, élever, les petits et les grands hommes. Ni celle de chef-d’œuvre du cinéma qui ne s’est jamais tourné parce que personne ne voulait lui donner d’argent, ou pire, de celui qui a été gâché par un mauvais producteur, un mauvais acteur-star, un assistant foireux ou un monteur trop charismatique.
On ne les racontera pas. Rien, chez elle, ne fait histoire. Ce ne sont pas les grands échecs comme une retraite de Russie, comme une bataille de Waterloo, comme une chute du 3e Reich, ni les loses formidables qu’on se raconte entre amis au bord d’une table. Non, ce sont de petits échecs, ceux qu’on n’aura peut-être même pas perçus comme tels quand on les vit. Ce scientifique, cet écrivain, qui aurait pu sauver ou élever l’humanité, c’était peut-être un jeune garçon à qui un professeur aigre aura dit qu’il ne valait rien, qui l’a cru, a trouvé une autre vie, l’amour peut-être, des enfants, un métier très occupant, et qui a oublié ce qu’il pouvait faire. L’Histoire est pleine de ces génies qui n’ont pas écouté les conseils stupides de leurs aînés, mais que faire des génies qui les ont écoutés ?  Peut-être a-t-il été heureux, plus heureux même que s’il avait suivi sa vocation (on en connaît les souffrances, la solitude, les désillusions), mais surtout peut-être n’a-t-il jamais regretté, ou à peine. Il n’aura probablement jamais su ce qu’il a raté.
On croit que l’histoire est faite des grands hommes et des grands faits, ou même des peuples qui les ont soutenus et accompagnés, mais nous trônons aussi sur des siècles d’échecs, de ratages et de mauvais hasards. Il faut tant de miracles pour atteindre quoi que ce soit : miracles extérieurs (la chance, le bon moment) et intérieurs (la volonté, le jusqu’au-boutisme, la folie, la mégalomanie, l’égoïsme). L’Histoire est faite des gens qui se sont battus et joué de chance, je crois qu’elle est encore plus constituée par ceux qui n’ont pas eu la force ou la chance d’y arriver.
Ils constituent le reste de l’humanité, celle qui est née au mauvais moment, au mauvais endroit, avec les mauvaises personnes. Et même, les Grands leur doivent tout : les ratés leur ont laissé une place, et surtout leur ont enseigné, par leur échec, ce qu’ils ne devaient pas faire. Pas de Napoléon empereur sans un boulevard laissé par des gens faiblards que l’Histoire a un peu oublié. Pas de Newton sans une foule de gens qui, avant lui, n’ont pas su ou pu aboutir aux mêmes résultats que lui, même en recevant une pomme sur la tête.
Curieusement, penser à cela m’apaise un peu. Je ne suis pas rassuré, bien sûr, mais il est bon d’imaginer que je contribue à quelque chose (l’art ? l’humanité ? l’histoire ? qu’importe) autant en écrivant qu’en n’écrivant pas, en réussissant mes films qu’en les ratant, que je les diffuse ou pas. Tout ça a une sorte de place, d’ordre dans lequel l’échec n’est pas négatif mais une partie aussi importante que son envers, la réussite.

Qu’en vivant, moi ou n’importe qui, nous participons à quelque chose de fantastique, d’énorme, quelque chose de l’ordre, sinon du progrès, au moins de la survie de l’espèce, de sa continuation joyeuse et bordélique, c’est à coup sûr une joie.