Brumes à Bru




 La gare du Midi est déjà enveloppée dans un brouillard qui s’effiloche, lambeaux pendus, flottants, le long des quais. Le train se tortille pour sortir de sa gangue. La ville est couverte, contaminée, infestée d’une brume jaunie par le matin. Comme une moisissure qui aurait proliféré dans une ville en conserve, qu’on aurait mal fermée puis oubliée quelques mois. 

Le train avance dans un grand silence. A l’intérieur de la rame, ça chuchote à peine. On regarde le paysage brouillé, avec le respect dû à la mort. Des silhouettes éteintes surgissent tout juste de l’inondation : esquisses d’églises, fesses de bâtiments, toits pointus. Des plaques de givre ont couvert le sol, comme pour un mariage de l’herbe et de la boue, et un instant je crois que le brouillard lui-même est venu sécher là, se transformant en croûte de glace. Le brouillard a repeint de son épais flou, non plus seulement les molécules d’air, mais aussi celles de la terre. 

Le train bascule dans la campagne. Moins de détails et d’habitations, encore plus de brouillard. Sentiment que le train, bien loin de se dégager du brouillard, s’enfonce toujours plus dans le néant, et que ce néant a déjà mangé toute la ville, et que bientôt ce sont les rails, les wagons, et puis nous-mêmes, qui seront avalés dans le calme le plus absolu. Le brouillard, peut-être, se lèvera entre les sièges, entre Adèle et moi, entre mes mains et mes yeux, se lèvera dans ma cervelle et entre mes entrailles vaporisées.

Le soleil pousse un cri de berger, qui disperse assez vite les troupeaux pâles. Le ciel redevient bleu et sec. Les arbres exposent leurs branches, comme surpris dans une nudité honteuse, par l’allumage d’un puissant plafonnier. L’œil est blessé de toute cette netteté, lui qui s’était déjà fait au vague, à l’estompé, à la transition fluide entre les formes. Le soleil triomphe avec son calme jaune, franc et peut-être un peu trop direct, et c’est maintenant avec un sifflement tranquille qu’il redonne aux choses leurs vraies couleurs, celles que le brouillard, en petit délinquant, avait fourrées dans ses blanches poches.

Miette du 9 janvier 2021