Livre d’or


Miette retrouvée du 4 décembre 2014
Je suis pour une semaine dans Le Chalet Mozin, la maison que V et P m’ont aimablement prêté pour que je puisse venir y travailler sur mes projets. J’y ai retrouvé le Livre d’Or que, dans leur ancien appartement, tous les visiteurs se faisaient le devoir de signer. J’y étais venu plusieurs fois, seul ou en couple.
J’y avais à 21 ans laissé un message qui me paraît aujourd’hui d’une bêtise désolante. Voulant paraître drôle, j’accumulais les jeux de mots embarrassants avec une assurance honteuse. Je regrette couramment cette époque de mon arrivée à Paris, où j’étais gai, heureux et improductif ; j’ai le souvenir d’une grande créativité souvent stérile : les pièces pour piano que je composais, les poèmes que j’écrivais, dont certains me paraissent encore beaux aujourd’hui encore ; et cependant je crois que j’étais alors surtout constitué de plâtre creux. J’étais traversé de brillantes impulsions, de charisme jeune, de cerveaux en ébullition : le mien et surtout ceux des autres, ceux que je côtoyais sur Médiacritik. Mais justement, je n’étais que traversé. Rien ne restait, rien ne se fixait, rien ne s’articulait. Donc rien n’arrivait. Cela impressionnait certain, en énervait d’autres, en épuisait un plus grand nombre encore. Mais enfin je ne créais rien et étais de moi-même un parfait aveugle, persuadé d’être le génie que ceux qui m’admiraient par gentillesse me certifiaient être, bien que je n'eusse aucune idée de la forme que ce génie pourrait finir par revêtir.
Ce Livre d’Or m’a permis de mesurer le changement qui s’est insinué en moi depuis huit ans. J’ai toujours cru avoir été toujours un adulte : je vois bien que j’ai tort. Une chose massive et lente s’est insinuée en moi depuis trois ans au moins. Une chose qui véhicule son angoisse et sa tristesse mais permet les voyages au long cours, la construction patiente de véritables idées (à vingt ans je n’en formais aucune qui ne fussent pas simples bulles de savon), de pensées à moi. Oh oui à vingt ans j’en avais des idées, sur le cinéma surtout : mais des fluctuantes, influencées, sujettes aux vents de la mode, aux souffles des films qui passaient comme de ceux qui en parlaient mieux que moi. Je n’en avais sur rien d’autre. Mon esprit est devenu lent, collant et procédurier : il attrape au vol mes sensations et mes pensées, et les force à s’arrêter, à se montrer, à raconter qui elles sont, d’où elles viennent, sans quoi il ne les relâche pas. Je ne sais pas encore grand-chose de moi, de la vie, mais tout du moins j’ai appris à marcher sur le chemin de la connaissance – qui sait ce que j’y trouverai ?
Il y a quelques années, je trottais sans savoir où aller, sans vouloir aller quelque part — semblable à une de ces mouches auxquelles un garçon sadique coupe une aile, et qui s’épuisent à tourner en rond, frénétiquement. Rien n’était jamais net : je me disais « on verra ». J’avais mille histoires  en tête et aucune en particulier n’existait, j’attendais que l’une ou l’autre me saisît plus fort que les autres, et quand chose rare cela arrivait j’étais bien en peine de savoir pourquoi, et travaillait à peine à sa réalisation.
Cette lenteur actuelle, cette pesanteur, sont effrayants car ils sont toujours accompagnés de périodes de lamentable tristesse, ou d’angoisse incapacitante. Soit je suis surexcité et sans idées ou sans temps pour les appliquer (mars, avril 2014), soit je déprime totalement, le cerveau comme un grand palais vide de tout meuble (août, septembre, octobre 2014). Rarement, je réussis à penser et travailler.
Quelle drôle de vie tout de même ! Voilà la phrase banale que je me vois forcé de lâcher ici, à cet instant. Je commence de plus en plus à être d’accord avec ceux qui trouvent que l’existence est une vaste blague – quoi que je pense que c’est nous qui devons voir la blague et en rire – c’est-à-dire que s'il y a humour de la vie, c'est de l’humour involontaire de la part de la vie, et que s'il est capital de rire devant le spectacle de l'existence glissant sur une peau de banane, il ne faut jamais oublier que nous sommes la peau de banane.
Le sentiment de distance entre ma conscience et le reste de l’univers (moi y compris) se creuse avec une violence toujours plus grande. J'en reste interdit et vaguement fasciné, comme devant un livre ou un film incompréhensibles mais que je serais forcé de voir et lire jusqu’au bout. Même si je trouve le voyage plutôt agréable, puisque je ne boude pas mes plaisirs, I don’t see the point anyway.
Certains idiots répliquent que j'ai la chance d'être un artiste pour chercher un sens à tout ça. Créer un sens me rendra la vie plus agréable, moins angoissante… Or créer ne résoudra jamais la question, mais au contraire l'agrandira : c’est une chose que j’ai apprise, qu'on ne peut désapprendre, et qui n’est pas agréable à retenir.

Les Framboises et les mûres


Cela fait longtemps que je ne me suis plus astreint à cette discipline de bonheur : parler de ce qui m’agrandit. Mes amis, mes amours, les moments qui cristallisent la joie féroce d’être là.
Il y aurait aussi quelque chose à faire avec les plats, les aliments, la bouffe qui occupe une si grande place dans mes joies, et qui n’a jamais le droit à une ligne de ces carnets. La bouffe, la joie de cuisiner, de faire, regarder, de goûter, de toucher et d’emboucher.
Deux de mes fruits préférés, sinon les préférés, sont la framboise et la mûre. Fruits semi-rares, qui recouvrent les campagnes en été, faisant ployer les framboisiers et les ronces de leurs baies — alors qu’ils restent pourtant toujours un peu chers sur les marchés, trop fragiles et trop périssables pour être transportés.  Mûres et framboises : le frère et la sœur, les Némésis, chacun le jumeau diabolique de l’autre. La mûre, plus douce, est défendue par les crocs de la ronce du mûrier ; la framboise, plus acide souvent, s’offre à qui vient la prendre. Toutes deux se livrent charnues à la main qui les cueille, une brune piquante et une rousse en feu. On ne peut manger que celles qui se détachent du buisson : mais ça, on le sent déjà à la souplesse molle avec laquelle elles répondent à la pulpe des doigts qui les tâtent. Parfois elles cèdent et tombent, dès qu’on les frôle, disparaissant dans les herbes où elles feront les délices d’insectes invisibles.
Les framboises et les mûres ne sont que des joues, sphères creuses constituées de mille petites fesses galbées et hérissées de rares poils. Chacun de ces globules est une framboise ou une mûre miniature, comme des atomes identiques dont l’amas serait une molécule nouvelle, parfaitement identiques aux atomes qui la constituent. On pourrait se contenter de ces petits grains, et pourtant il y a un invincible bonheur à jeter une framboise parfaite et entière dans la bouche, à faire s’écrouler ces remparts aigres-doux qui ne protègent ni ne cachent aucun trésor. Car le trésor est caché dans les murs : au cœur de chaque atome, baignant dans son jus violet ou rouge, se loge une graine aussi insipide que croustillante, une graine peureuse qui n’attend que d’être délivrée de son enveloppe fruitée pour se cacher entre deux dents, pour se réfugier sous la couette d’une gencive, d’où la langue et les ongles ne la délogeront que difficilement, et parfois des heures après l’explosion du fruit dont elles sont les shrapnels.  

(Miette de l'été 2019)

Le funérarium des Batignolles


(Texte écrit le 22 juin 2019)

Le beau, le bizarre funérarium des Batignolles, est caché à l’arrière du cimetière des Batignolles, à côté d’une école. Il est surtout fourré sous le périphérique, l’axe le plus emprunté de France. Alors qu’au-dessus se précipitent les bolides, en-dessous trône, placide, un vaste bloc de pierre et de marbre. Tout y est absolument calme et froid, absolument tamisé, artificiel à mort.
Il n’y a personne dans cet endroit, à part une dame de l’accueil et le « maître de cérémonie », appellation qui recouvre l’ancien mot de croquemort, quand bien même c’est ce dernier mot qui vient à l’esprit quand on avise sa face de squelette et surtout quand on entend sa voix métallique qui donne à chaque mot un air faux et crissant. La manière dont il parle redouble son titre artificiel de "MC" : litotes, paraphrases, vocabulaire froid et technique pour ne pas choquer. « Nous allons procéder à la mise en bière du défunt. Je vous laisse lui dire au revoir » : phrases qui pourraient être douces mais qui, dans sa bouche de métal, sonnent aussi désinvesties, aussi creuses, que les circonvolutions langagières des « gardiens de la paix ». Creuses, c’est ça : sa voix creuse déjà le trou où l’on jettera le mort. Mort, voilà le mot qu’il ne peut prononcer. Comme dans ce jeu de société, Tabou : il a beau être croquemort, il n’a pas le droit de dire les mots cercueil, mort, tristesse, cadavre, froid. Alors il tourne autour, en espérant que nous verrons bien de quoi  il retourne.
Nous arrivons dans la « salle d’exposition » où nous attend le cadavre de mon grand-père. Salle classieuse, au nom ridicule-élégant de « Salon Lutèce ». Murs peints en taupe, avec des placages de joli bois et des meubles aux lignes pures et impersonnelles. On dirait une chambre de Hilton, les fenêtres en moins. Y trône un mort, séparé par une demi-partition du mur. C’est une ouverture large mais qu’on pourrait fermer avec des portes coulissantes, une alcôve qui rejoue discrètement la séparation classique du sacré et du profane, du monde des morts avec celui des vivants.
Le mort est là. On ne sait si on peut le toucher. Il est glacé d’ailleurs, non pas glacé comme la mort mais comme le frigo d’où on avait dû le sortir peu auparavant. Il est devenu souple, P., il reste à la température qu’on lui donne : chez lui il était tiède, là il est surgelé. Un de ses yeux fermés est déformé par rapport à l’autre, son sourcil est un peu relevé : les embaumeurs ont dû se foirer en le préparant. J’aime bien cette bizarrerie, elle lui donne quelque chose de différent de quand il dormait. Quelque chose qui rend certain qu’il est mort.
Cl est arrivée en même temps que moi. Co arrive avec ses trois garçons : Antoine devenu méconnaissable, pas seulement à cause de l’âge et de la barbe, mais parce qu’il a pris une stature, un côté chef qui ne change rien à sa tête mais tout à son allure, à son air. Un des fils de Co est un handicapé qui marche les pieds en dedans, les mains tordues, avec une voix de mongolien. Il est très gentil et semble plus vif qu’on ne le craindrait, mais sa condition ajoute à l’étrangeté générale de la scène, et il m’est de plus en plus difficile de ne pas voir le décalage éminemment comique entre ce lieu théorique, parfait et raisonnable, et l’irruption d’êtres humains vivants et animaux, chacun avec sa vie, son caractère et sa folie.
Co hésite à toucher le corps de son compagnon. Elle me demande si elle peut, alors que j’imagine qu’elle a dû plus souvent que moi être dans ce type d’endroits. Oui, lui dis-je, tu peux si tu veux, te sens pas forcée. Je lui dis qu’il est très froid, alors ça lui fait peur, elle touche juste sa veste.
Personne n’arrive à regarder longtemps le cadavre. On lui jette bien un œil en arrivant — après tout, on est venu pour ça, il faut bien. Puis on discute de choses et d’autres, en lui tournant le dos autant que possible. Je me dis que c’est le lieu par excellence où quelqu’un pourrait lancer une méditation, même banale, sur la mort, sur la vie, ou sur sa mort, ou sur sa vie. Mais non. On préfère se rassurer avec des considérations pratiques : « Où pourrais-je mettre ce portrait que j’ai amené ? Charles, j’en ai fait plein de tirages, tu en veux un ? », ou des discussions légères. Co demande à Antoine des détails sur son tournoi de golf ; lui pérore, pas peu fier d’avoir finir 3e ; puis se lance dans des explications sur le concept de « handicap » dans ce sport, sans que personne (pas même moi) ne trace un lien avec la présence d’un réel handicapé dans la pièce. Des lambeaux de discussion bourgeoise flottent, désincarnés si l’on peut dire, à deux mètres d’un cadavre. On fait tellement comme s’il n’était pas là, que si quelqu’un arrivait d’un coup, il pourrait se demander si ces gens ont remarqué le mort derrière eux.
Assez vite, sans que personne n’ose l’admettre, tout le monde s’ennuie. Je me mets à regarder l’heure, avec la hâte qu’ils viennent mettre P dans son cercueil, plutôt que l’exposer à des gens qui ne s’y intéressent pas.
Le croquemort vient enfin annoncer que c’est le moment, qu’on doit lui dire adieu. Co déclare qu’il est beau avec ce petit pull qu'elle lui avait offert. Elle nous rappelle que la fleur à moitié pourrie, qui dépasse de la poche de sa veste, vient d’Ambleny, et qu’elle a fleuri depuis sa cueillette, contre toute attente. La voix métallique propose à ceux qui veulent sortir de le faire, car le spectacle de l’enfermement dans le cercueil est, pour beaucoup, trop pénible.
Co s’en va. Elle ne veut pas voir ça, ce cercueil se fermer sur son P, sur le tissu intérieur avec le monogramme PH qu’on voyait sur ses serviettes de table et ses assiettes. Je sais que je veux le voir. Par curiosité, oui, mais d’une forme de curiosité vitale : il faut que je voie ça. C’est important d’être là jusqu’au bout du moment où la page se soulève et retombe de l’autre côté du livre. Cela sera vrai, ici, puis au cimetière, dans le regard jeté tout au fond du caveau, si profond, où il faudra jeter une rose et de la terre. Ce caveau, c’est celui où se trouvent les restes de mon père et de ma grand-mère, dont je partage les gènes, et ce cercueil qu’on clôt, ce sont pas mal de trous du passé qu’on comble. Voir P mourir, voir P enfermé, voir P enseveli, c’est entrevoir tous les autres — les passés, les futurs. Dans ma tête, P va servir pour tous les morts — c’eût pu être presque n’importe qui. Il donne des images qui manquaient. Quelque chose de palpable, de senti, de vu, qui fera comme une colle qui fixera ensemble un certain nombre de hantises et d’angoisses.  
Le décalage entre ce lieu et la réalité de la vie grandit encore quand, du fond de la pièce, deux grandes portes s’ouvrent sur les techniciens qui viennent clore la boîte. Derrière la porte de ce salon clair-obscur et chic, apparaît une antichambre aux murs en béton couverts de traces noires, de trous et de marques qu’ont dû laisser les passages des cercueils, des chariots et des outils. Sur l’un de ces murs un extincteur d’un rouge virulent est accroché comme une insulte au calme. La lumière de ce vasistas de travail est d’un blanc cru, celui des néons. Les gars sortent des vis et des tournevis. Ils bossent. Ceci n’est plus un rituel mais très exactement : un moment de boulot. C’est nous qui sommes en trop. Je n’aurais pas étonné d’en entendre un siffloter, et je ne crois pas qu’on en aurait été vexé.
C’est le moment où tous autour de moi se raidissent. Parce que là, maintenant, ils sont bien forcés de regarder. De regarder un mort, en même temps que son escamotage dans un coffre de bois.
Je sens C à côté de moi, elle se tend. Elle est émue, le montre enfin. Je la prends par l’épaule, surmontant cette petite gêne que j’ai à me montrer tendre à son égard. Pas un dégoût d’elle, bien sûr, mais une peur de sentir que peut-être elle n’en veut pas, peut-être elle se moquera, peut-être me méprisera d’une faiblesse qu’elle ne se permet jamais en notre présence. Mais non, elle se détend un peu, accepte la tendresse.
Nous sortons. Dehors, il fait beau, et bon, et doux. Au-dessus, rugit continument le périphérique, avec le torrent vivant des milliers d’êtres, stressés, joyeux, fatigués, apeurés, en colère, sains, vivants, qui roulent sans s’en douter au-dessus des morts.