Cela fait longtemps que je ne me
suis plus astreint à cette discipline de bonheur : parler de ce qui m’agrandit.
Mes amis, mes amours, les moments qui cristallisent la joie féroce d’être là.
Il y aurait aussi quelque chose à
faire avec les plats, les aliments, la bouffe qui occupe une si grande place
dans mes joies, et qui n’a jamais le droit à une ligne de ces carnets. La
bouffe, la joie de cuisiner, de faire, regarder, de goûter, de toucher et d’emboucher.
Deux de mes fruits préférés, sinon
les préférés, sont la framboise et la mûre. Fruits semi-rares, qui recouvrent
les campagnes en été, faisant ployer les framboisiers et les ronces de leurs
baies — alors qu’ils restent pourtant toujours un peu chers sur les marchés, trop
fragiles et trop périssables pour être transportés. Mûres et framboises : le frère et la
sœur, les Némésis, chacun le jumeau diabolique de l’autre. La mûre, plus douce,
est défendue par les crocs de la ronce du mûrier ; la framboise, plus
acide souvent, s’offre à qui vient la prendre. Toutes deux se livrent charnues
à la main qui les cueille, une brune piquante et une rousse en feu. On ne peut
manger que celles qui se détachent du buisson : mais ça, on le sent déjà à
la souplesse molle avec laquelle elles répondent à la pulpe des doigts qui les
tâtent. Parfois elles cèdent et tombent, dès qu’on les frôle, disparaissant
dans les herbes où elles feront les délices d’insectes invisibles.
Les framboises et les mûres ne sont
que des joues, sphères creuses constituées de mille petites fesses galbées et
hérissées de rares poils. Chacun de ces globules est une framboise ou une mûre
miniature, comme des atomes identiques dont l’amas serait une molécule nouvelle,
parfaitement identiques aux atomes qui la constituent. On pourrait se contenter
de ces petits grains, et pourtant il y a un invincible bonheur à jeter une
framboise parfaite et entière dans la bouche, à faire s’écrouler ces remparts aigres-doux
qui ne protègent ni ne cachent aucun trésor. Car le trésor est caché dans les
murs : au cœur de chaque atome, baignant dans son jus violet ou rouge, se
loge une graine aussi insipide que croustillante, une graine peureuse qui n’attend
que d’être délivrée de son enveloppe fruitée pour se cacher entre deux dents,
pour se réfugier sous la couette d’une gencive, d’où la langue et les ongles ne
la délogeront que difficilement, et parfois des heures après l’explosion du
fruit dont elles sont les shrapnels.
(Miette de l'été 2019)
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