De deux genres de paralysies

Ces deux messages ont été écrits le même soir de novembre 2014.

1. 
Je suis si surpris, tout de même, de retrouver cette suspension du cerveau, ce gel du désir, que je croyais avoir évacués de ma vie. Je les imaginais tellement liés à Triptyque, ou à Agathe, cette paresse de l’âme, ou bien je mettais ça sur le compte d'un emploi du temps toujours raide bourré. Mais là, depuis disons septembre, alors que j’ai le temps d’avoir le temps, je ne fais rien ou presque. Pour écrire je lutte : et pour pas grand-chose. Pour ce projet sur BT, la simple pensée me paralyse. Je n’ai plus très envie de draguer. Plus envie de voir mes potes. De voir des films. Un peu envie de pleurer, et encore ! Ou bien oui, désir de me laisser aller : jeux vidéos et séries et luxure solitaire ; mais tout le long de ce chemin de paresse, de divertissements faciles, je rencontre à chaque coin de rue la honte de moi-même. Honte de cet être oisif et improductif, dans un monde de travailleurs où tous mes proches semblent galérer.


Je me suis détaché de cette humanité que je fuis, et dont le mode de vie n’a rien à voir avec le mien. Est-ce parce que vivre au milieu d’eux me ferait trop honte ? Ou c'est vivre loin d'eux qui me fait honte ?

2. 
Je suis au Zorba, ce bar de Belleville où, comme me l’a dit un ivrogne tout à l'heure, « toutes les couleurs sont représentées » . Il est minuit moins dix. Il y a une fille, assise non loin, qui est sublime. J'aimerais me lever et aller le lui dire, ou tout du moins moins le lui écrire, un peu lâchement, sur un bout de papier anonyme. Le lui dire, le lui écrire, et puis rentrer chez moi. J’en rêve depuis tant d’années, et sans jamais oser le faire. Allez, il faudrait, ce soir, histoire d'instaurer une première fois.
Pendant que je commençais à me tâter, que je réfléchissais à ce que j’allais marquer sur le papier, je l’ai vue rassembler ses affaires comme pour partir – mais ce n’était que pour aller commander à boire. Puis elle se lève enfin – mais c’est pour sortir fumer. A chaque fois, un mélange de déception et de soulagement. Je dois espérer secrètement que le temps de réfléchir et d'hésiter elle finisse par vraiment partir, avant que j’aie trouvé le temps (en fait le courage) de lui dire que je la trouve belle. Ça règlerait la question tout seul.
Dans ces situations (ou par exemple : quand une fille me regarde dans le métro) je ressens toujours une excitation qui me brûle, mais surtout une peur FORMIDABLE, sans savoir du tout de quoi j’ai peur. Je voudrais dire à cette femme, gratuitement, que je la trouve belle au point de m'occuper tout l'esprit, puis partir. Qu'est-ce que je risque ? D’être rejeté ? C’est impossible, puisque je ne demande rien – c’est-juste-un-mouvement-gratuit, qui sort de l’ordinaire, du script. C’est comme adresser la parole à un inconnu, dans un bar, un resto, une salle d’attente. Je m’en fais des montagnes qu'il faudrait gravir avant qu'elles ne m'écrasent, et plus je réfléchis plus j’hésite, plus la première parole ressemblera à un hurlement, plus le premier geste qui sort de l’ordinaire me paraîtra démesuré. Dans ces cas-là, je le sais : si je parviens à ouvrir la bouche c'est un grognement rauque qui en sortira. Me parle-t-on, là oui j’ai du ressort ; mais si c’est moi qui dois commencer, je n’en ai plus, je m’effondre, je deviens rouge, je tourne nordique : mille raisons de ne pas aller vers l’autre m’assaillent. Toutes sont idiotes mais leur nombre, sans me convaincre de ne pas faire un pas, me submergent. Je reste à mariner dans l'étang de mon indécision, où flotte comme l'odeur d'une frustration de moi-même. Me convaincs de ne rien faire, de continuer à penser, c’est-à-dire de souffrir, 

Comprendre


Pour beaucoup, il paraît plus simple de nier l’humanité d’un ou des Autres : les Violeurs, les Voleurs, les Noirs, les Pédophiles, les Chrétiens, ne sont pas des humains – on l’a vu tout au long de l’histoire, avec les Femmes, les Juifs, les Musulmans, etc. On dit et on se dit : « il faut comprendre même si c’est dur ». Mais à la vérité, pour moi, ce qui m’est très difficile c’est de renoncer à comprendre. Il faut que je cherche à tout prix ce qui constitue l’humanité de chacun – et non pas une Humanité abstraite, idéale, mais mon humanité : en chacun je trouve non pas le monstrueux, le non-humain, mais l’identité, le même, chaque homme doit être mon frère et je cherche d’instinct dans son crâne sanguinaire la trace de mon cerveau  et l'odeur de mon sang. Si je n’y parviens pas, c’est qu’il y aurait des humains qui n’en sont pas – et peut-être moi n’en suis-je pas un non plus, qui sait ? Trouvant en moi des vices et des pensées mauvaises qui par des chemins plus ou moins escarpés me relient aux vicieux et aux méchants, je vois bien que les exclure du genre humain serait m’en exclure aussi un peu. Et alors tout le sens s’effondrerait. L’humanité des autres, y compris des salauds, est ce qui me sauve du désespoir.
D’où mon mépris secret des suicidaires, puisque je n’arrive jamais à comprendre : je ne sens aucun chemin qui me mènerait à leur décision. D’où ma gêne profonde, de l’ordre du trauma, face aux images de pure cruauté, de cruauté gratuite, comme celles que m’a récemment envoyées un ami (et qui le faisaient bien rire), où une baby-sitter tabassait un tout petit enfant qui avait vomi par terre. Dès lors que j'échoue à comprendre, il y a quelque chose en moi qui s’effondre.
A l’époque de l’histoire de B, mon ami qui avait commis un meurtre, je me souviens qu’il me fallait à tout prix comprendre (et me prouver) que B était humain, et cela impliquait, par un mouvement contraire, de comprendre (et de me prouver) que j’aurais pu être un meurtrier, moi aussi. Il s’agissait autant de considérer que mon ami était comme moi (et qu’il aurait pu ne pas tuer) que de sentir que j’aurais pu  être comme lui et tuer, que chez moi comme chez tout le monde il existe ce bouton de meurtre, et que moi aussi j’aurais pu gâcher toutes ces vies – ou plutôt que ces pulsions que j’ai parfois senties ne veulent pas dire que je vais tuer, ou violer, ou être mauvais, mais que tout est une question de choix (et que dans une moindre mesure, je pourrais et saurais vaincre ces pulsions horribles si par aventure elles se présentaient). Si on m’avait démontré, de manière implacable, que mon ami était un monstre, un fou hors de toute humanité, je crois que j’aurais été tout à fait dévasté —car cela aurait revenu à dire qu’on pouvait, que je pouvais peut-être un jour, sortir à jamais de la race des hommes.


Miette retrouvée du 2 février 2014