Comprendre


Pour beaucoup, il paraît plus simple de nier l’humanité d’un ou des Autres : les Violeurs, les Voleurs, les Noirs, les Pédophiles, les Chrétiens, ne sont pas des humains – on l’a vu tout au long de l’histoire, avec les Femmes, les Juifs, les Musulmans, etc. On dit et on se dit : « il faut comprendre même si c’est dur ». Mais à la vérité, pour moi, ce qui m’est très difficile c’est de renoncer à comprendre. Il faut que je cherche à tout prix ce qui constitue l’humanité de chacun – et non pas une Humanité abstraite, idéale, mais mon humanité : en chacun je trouve non pas le monstrueux, le non-humain, mais l’identité, le même, chaque homme doit être mon frère et je cherche d’instinct dans son crâne sanguinaire la trace de mon cerveau  et l'odeur de mon sang. Si je n’y parviens pas, c’est qu’il y aurait des humains qui n’en sont pas – et peut-être moi n’en suis-je pas un non plus, qui sait ? Trouvant en moi des vices et des pensées mauvaises qui par des chemins plus ou moins escarpés me relient aux vicieux et aux méchants, je vois bien que les exclure du genre humain serait m’en exclure aussi un peu. Et alors tout le sens s’effondrerait. L’humanité des autres, y compris des salauds, est ce qui me sauve du désespoir.
D’où mon mépris secret des suicidaires, puisque je n’arrive jamais à comprendre : je ne sens aucun chemin qui me mènerait à leur décision. D’où ma gêne profonde, de l’ordre du trauma, face aux images de pure cruauté, de cruauté gratuite, comme celles que m’a récemment envoyées un ami (et qui le faisaient bien rire), où une baby-sitter tabassait un tout petit enfant qui avait vomi par terre. Dès lors que j'échoue à comprendre, il y a quelque chose en moi qui s’effondre.
A l’époque de l’histoire de B, mon ami qui avait commis un meurtre, je me souviens qu’il me fallait à tout prix comprendre (et me prouver) que B était humain, et cela impliquait, par un mouvement contraire, de comprendre (et de me prouver) que j’aurais pu être un meurtrier, moi aussi. Il s’agissait autant de considérer que mon ami était comme moi (et qu’il aurait pu ne pas tuer) que de sentir que j’aurais pu  être comme lui et tuer, que chez moi comme chez tout le monde il existe ce bouton de meurtre, et que moi aussi j’aurais pu gâcher toutes ces vies – ou plutôt que ces pulsions que j’ai parfois senties ne veulent pas dire que je vais tuer, ou violer, ou être mauvais, mais que tout est une question de choix (et que dans une moindre mesure, je pourrais et saurais vaincre ces pulsions horribles si par aventure elles se présentaient). Si on m’avait démontré, de manière implacable, que mon ami était un monstre, un fou hors de toute humanité, je crois que j’aurais été tout à fait dévasté —car cela aurait revenu à dire qu’on pouvait, que je pouvais peut-être un jour, sortir à jamais de la race des hommes.


Miette retrouvée du 2 février 2014

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