29 avril 2016 - Cela ressort


Ça ressort. Quoi ? L’écriture. Ressort, c’est bien ça : sortir, mais aussi rebondir. Ça parle, ça se précise, les mots s’affinent s’allongent les idées prennent de la netteté de la bizarrerie et les voilà qui croissent et se multiplient. Je la sens depuis des mois bouillir, l’envie non plus de raconter mais d’écrire, d’écrire, d’écrire. De rassembler des mots, d’en faire des tas compacts, tas de sable qu’on shoote du pied ou qu’on cisèle en châteaux.
Ça monte, ça ressort, poussée de bourgeons : de l’écriture, de la musique, des larmes, du rire. Le Brésil, Kim, Pauline : pages douloureuses ou joyeuses, tournées et oubliées. Chaque (illisible) est une renaissance. Quelque chose s’ouvre enfin en moi et entre mes mains va se refermer, je le pressens, en création. Que s’est-il passé ? Je tente de rassembler. Il y a eu ce moment formidable où, rouvrant la Boîte à idées, j’ai vu qu’il y avait en fait tant et tant d’idées, d’envies, non pas remisées comme je le croyais, mais attendant le souffle que je me sens rassembler en moi. Certaines de ces idées étaient belles et bonnes, fraîches malgré le nombre des années à attendre là, et toutes mes ressemblaient énormément. Le démon qui parfois me dit que je n’ai pas d’inspiration, pas d’imagination, peut bien aller niquer sa mère.
Reste à amener les projets à leur terme : je dois me prouver, avec XXX, avec ce projet de roman, que je peux traîner ces idées jusqu’à leur fin. C'est la seule chose qui me différencierait d’un enfant imaginatif ou d’un fainéant plein d’idées. Je crois que j’avais besoin d’une réalisation : cela a été l’acceptation de l’épisode de Grabouillon par la production. En soi ce n’est rien : symboliquement c’est beaucoup.  (....) Oui, cela me rappelle qu’une vie est possible et viable, qui consiste à raconter des histoires. Une vie est là, dans laquelle j’écrirais des scripts ou quelque chose de ce genre, une vie calme et douce et solitaire et terrible où manquerait la frénésie des tournages, du collectif, des ordres donnés et des plans de guerre, mais ce manque est-il (pour l’instant) si grave ? Ma condition d’homme toujours fatigué, d’homme trop sociable aussi, s'en contente pour l’instant très bien. Il y a une autre existence qui s’en rapproche et qui soudain paraît possible, souhaitable, rêvable : celle de l’écriture littéraire. Me manque encore la discipline de l’écrivain, la hargne d’écrire dès le saut du lit et de se frotter la pensée aux pages toute la journée durant. Je ne peux, comme le narrateur dans La Recherche du Temps Perdu, me dire que, sans savoir par quelle magie, cela viendra. Je dois y prendre part, maintenant. En attendant, ça ressort.  

8 mai 2016 - Oignons humains

On se plaint souvent de ce que, lorsque j’évoque mes amies ou mes amantes, je dis toujours qu’elles sont "incroyables" et "folles" – quand bien même on sent le respect, l'admiration et l'intérêt que je mets derrière ces mots. Il est vrai que je trouve presque toutes les personnes, qui forment le nouveau paysage de mon existence depuis deux ans, je les trouve zinzins : [suit une liste de noms]. Le pire étant que, pour peu que mes anciens amis les rencontrent, ils doivent bien admettre, et très rapidement, que je ne mentais pas.
Est-ce que tous les gens sont fous ? Est-ce moi qui avait préparé le regard de mes proches à déceler la dinguerie de mes nouveaux amis ? Ou bien encore, chose probable mais qui ne me convainc pas, est-ce que j'attire les folles ? Ou bien encore est-ce moi qui inconsciemment trie, qui n’accroche pas avec les normaux, avec les tristounes, les fadasses… Je vois plutôt que la folie, tout le monde la possède ou la subit, d’Alexandra à Pierre L, de Greta à Bruno S. Chez chacun, elle est différente, chez chacun plus ou moins enfouie, plus ou moins discrète, plus ou moins contrôlée et voulue. Il n’est affaire que de perspicacité et de patience pour la mettre au jour. Peut-être que, à l’écoute, à l’aise avec ma folie, j’enjoins facilement les autres à me montrer la leur ? On se met, j'imagine, plus facilement à poil à côté d’un nudiste.
Je réfléchis à ceux que j’ai le plus connus : membres de ma famille, B., Anne, meilleurs amis. D’eux j’ai fini, toujours, par rencontrer ce qui sûrement les caractérise le mieux : une douleur essentielle. Anne m’avait dit que tous les gens ou vivaient avec leur folie, ou la cachaient profondément sans la vivre – ce qu’elle considérait comme un drame, un danger psychique. Plutôt que sa proposition à deux couches (« sanité » ou folie), je préfère me figurer l'humain comme un oignon à trois couches : la sanité, l’insanité, et la douleur.
La sanité, on pourrait la définir comme ce qui chez quelqu’un colle à la norme, aux règles sociales, comme ce qui laisse la place à l’autre, sans le brusquer ni le déplacer. Ce qui permet l'écoute. Et en cela, la sanité c’est l’universel, c’est ce qui m’accroche aux autres dans le même. Seul la partie saine de nous peut écouter, recevoir l’autre comme autre – à condition qu’il ne soit pas trop différent, donc. Pas trop fou.
Parce que la folie, c’est justement l’a-normal. C’est l’expression chez l’Autre de son idiosyncrasie : brute, originale, incompréhensible au fond. C’est toujours l’expression, et jamais l’écoute : un fou dit, il n'entend pas pas, et écouterait-il, ce serait pour mieux ramener l'information à lui-même. Les fous qui me plaisent prennent toujours trop de place. Ils font toujours trop. Parce que le normal ça n’est pas pour eux, ça n’est pas eux, le normal ça serait pareil que les autres, ça ne serait pas assez. La folie c’est la différence ; la sanité, le même. Ces deux pôles sont nécessaires à l’équilibre psychique, et même social ; et tous deux peuvent autant servir à exprimer que cacher la dernière couche de chacun : son cœur de douleur.
Chez la plupart des êtres polis, bien ou trop éduqués, chez la masse saine et fade de la population (dont on me parle beaucoup mais qu’en somme je remarque rarement), on aurait d’abord une couche de normalité (dont on croit à tort qu’elle facilitera le contact avec les autres, alors qu’elle ne permet pas vraiment d’être aimé), puis une couche de folie (qu’on cache plus ou moins soigneusement, effrayé qu’elle puisse nous faire à terme exclure du groupe) et enfin un cœur de douleur, d’angoisse existentielle – parfois secret toute la vie. Chez d’autres, que j’aimerais appeler les Comédiens, non parce qu’il mentiraient mais parce qu’ils sont à la fois en jeu et en contact permanent avec leurs émotions, on trouvera d’abord la Folie, puis le Sérieux (la sanité), enfin la Douleur – et chez eux c’est la Folie qui d’abord lie aux autres, et en particulier avec beaucoup de gens très sérieux qui les écouteront avec plaisir, flattés de n’avoir pas à exprimer cette folie à laquelle ils assistent comme à un spectacle et qu’ils vivent par procuration. Pudiques de leur sérieux, de leur norme, de leur écoute, les Comédiens ont un peu peur de montrer qu’au fond, une part d’eux est la même que chez tous. On trouve des Comédiens pathétiques chez qui la Folie sert d’abord à faire signe vers la Douleur avant même la Sanité, et des Comédiens comiques chez qui la douleur est enfouie très profond, ou bien exposée pour mieux la ridiculiser (escamotage par exhibition : le plus malin mais pas forcément le plus agréable à vivre).
Une classe, mineure, nous montre sa Douleur avant sa folie : dépressifs, psychotiques, mélancoliques et geignards professionnels, qui se jettent sur vous avant de vous avoir attiré par leur sanité ou leur folie. Une fois qu’ils vous ont attrapé, ils vous vomissent dessus leur mal-être et leur angoisse. La Douleur n’est pas plus à l’écoute des autres que la Folie, mais pas plus expressive que la Sanité : on ne peut ni vraiment écouter ni vraiment s’exprimer quand on souffre. On parle, certes, mais pour ne rien dire, pour dire des banalités, pour pleurer comme tout le monde. La Douleur voudrait se communiquer, mais elle en est la plupart du temps incapable. Seule, peut-être, la folie peut-elle faire signe vers la Douleur. 
B. était, peut-être, de ce dernier genre – tout du moins, la Douleur dans notre longue relation s’est montrée toujours bien avant la folie. Il m’aura fallu des années pour apercevoir sa dinguerie, tant elle l’avait contenue — et peut-être vécue à travers moi.
Chez ma mère, le sérieux est profondément enfoui (peut-être même sous la Douleur). Mon frère me paraît un parfait équilibre : selon les situations il montre d’abord sa sanité ou sa folie, mais teinte toujours très vite l’une de l’autre, si bien que rapidement tout le monde le voit en entier, tout en ayant l’impression de n'avoir pas été annihilé par son caractère.
Mon ami R a enfoncé sa Douleur au fond ; elle commence enfin à sortir, tout doucement. Mais comme ces repas mal mâchés qui nous arrachent la gorge si on doit les vomir, cette expression tardive de sa Douleur lui fait énormément de mal. Et moi ? Je crois que je montre soit trop de sérieux soit trop de folie d’un coup – ce côté caméléon qui aura fait qu’au premier abord S. m'a trouvé trop sérieux, alors que tant d’autres me jugent d’abord trop déconneur, prenant trop de place et faisant trop de bruit.

De manière générale, ces « fous » et « folles » que je n’arrête pas de rencontrer, ce sont surtout des gens que je fréquente depuis trop peu de temps pour entrevoir leur Douleur ou leur Sanité ; ce sont des êtres qui ont la générosité d’exprimer leur folie avant tout. Relation d'amitié, de tendresse ou de voisinage : demi-connaissance des gens, où l’on ne lâchera jamais l'essentiel (mais est-ce nécessaire ? est-ce souhaitable ?), mais dans lesquelles, dans l’exposition quotidienne et hilarante des névroses de chacun, on laissera entrevoir son improbable unicité.

24 mai 2016 - Les enfants

Un enfant, est-ce bien sérieux ? Pourtant regardons-le. Si on s’approche, on le voit vivre avec puissance des histoires d’amour platoniques, on le voit jouer sans rire, rire sans jouer, toujours avec intensité, risquant tout, donnant tout. Les gosses croient à tout, ont peur, tremblent, vivent pleinement ce que nous regardons passer mollement. Un brin d’herbe, une fourmi, un coin de nuage : des heures de fascination. Ils ne se demandent pas si c’est fascinant, ils ne font pas, comme nous, des efforts pour regarder les petites ou les grandes choses avec ébahissement. Les sensations et les sentiments qu’ils en tirent les terrassent. Seule l’adolescence leur apprendra (ou plutôt imposera) la distance avec la vie, le jeu au sens mécanique - ce qui « joue » dans un mécanisme, la distance entre être collé aux choses et être décollé d’elles. L'âge adulte leur donnera la nostalgie de cette collure. Mais en attendant l’adolescence, même quand l'enfant sourit, même quand il rit, c’est avec tout le grand sérieux du monde. Il y a des enfants que vous emmenez à Disneyland et qui ne souriront pas de la journée, on en conclut qu'ils s'ennuient. Au moment de partir, ils pleurent pourtant et, rentrés à la maison, lancent d’une petite voix, presque une voix de reproche, que c'était la plus belle journée de leur courte vie.
C’est la pire erreur, je crois, que de penser les enfants comme de petites gens volatils. Ce n’est pas parce qu’ils changent d’avis sans arrêt, ce n’est pas parce qu'ils n'ont pas de suite dans les idées, qu'ils ne sont pas les hommes les plus sérieux du monde. Aucune maturité ne s’acquiert, je crois, sans un moment où l’on reprend contact avec l’enfant qu’on a été. Il faut d'abord le retrouver, cela peut prendre des années. Puis s’excuser de l’avoir abandonné, puis le pardonner pour ce qu'il est et nous fera faire. La maturité serait ce moment de retour de l’adolescent, du jeune homme, vers le premier degré dont il a pris honte. Retrouver, non pas le sérieux plombé, mais notre contact sérieux avec le monde. Reprendre une attitude sensationnelle, de la sensation et pas du sens. Retrouver un rapport insensé à l'univers.

Les enfants sont philosophes : ils veulent tout savoir et en même temps tout casser. Les voilà qui posent ces fameuses questions qui mettent tous les adultes à terre. Non qu’ils aient déjà tout compris et jouent avec nous, comme Socrate : c’est juste que les enfants savent, eux aussi, qu’ils ne savent rien. Que tout reste toujours à apprendre.