Eclats, fragments

(Les premières années, je n'ai pas daté les textes que j'écrivais dans mon carnet)

2010

La pensée vit par éclats, pourtant elle se donne par morceaux entiers et ronds…
D'un côté chez moi, l'amour de la fiction, de la boucle bouclée, le goût de l'effort structuré. C'est cet amour-là qui me fait toujours tout lire du début à la fin, qui m'empêche d'abandonner les livres ou les films en leur milieu, qui m'a toujours fait reposer Les Pensées de Pascal ou Le Livre de l'Intranquillité de Pessoa, parce que j'y voyais fainéantise intellectuelle, écriture réflexe, etc.
Et pourtant je me rends compte que ce que j'aime, ce qui me fait lire, voir, vibrer, ce ne sont jamais autant les arcs narratifs que les flèches qu'ils tirent. Ces détails-qui-tuent, émotions qui me font re-vivre : un geste étrange et vrai, une remarque, une observation, une couleur, une lumière, l'association plus franche que tout de trois petites notes qui les transforment en mélodies.

Comment résoudre ce paradoxe ? Ce besoin d'élan et cette soif du fourmillement ?
Il n'y a pas à proprement parler d'inconciliable. A y réfléchir, c'est le détail qui est le plus important, qui motive tout. Plus que la "morale", la philosophie, la direction générale, ce qui compte en art c'est la façon dont on y parvient. Non pas la forme, qui doit être support, mais la succession de détails splendides qui ont jalonné le chemin, qui se sont appuyés sur ce mouvement général en même temps qu'ils l'ont façonné. On n’apprend jamais ça à l’école.
Je n'exprime que mes préférences, mais il me semble que le détail est le grand but en lui-même. Et pourtant, il n'apparaît avec toute son acuité qu'à mesure qu'il s'insère dans l'arc narratif, dans le mouvement global de l'œuvre. Loin de moi l'envie de ménager la chèvre et le chou, mais l'œuvre, en tant que tout, serait la force qui pousse l'eau vers la plage ; le détail, c'est le rouleau qui donne sa beauté, son irréductible originalité à la vague. Le mouvement est crucial, en tant que support du détail, à qui il donne son relief et sa puissance.

Des grands thèmes on répète qu'ils ont déjà tous été dits : famille, trahison, amour, amitié peuvent produire de beaux enfants, mais leur stock génétique n'est pas infini. On aurait tort cependant de geindre que tout a déjà été dit : de nouveaux chefs-d’œuvre adviennent
.
Il y a autant pour moi dans le sourire final, énigmatique et pourtant si vrai, de Il était une fois en Amérique, que dans sa thématique proustienne sur les souvenirs. Autant, dans Blade Runner, dans les lumières erratiques et clignotantes que dans les interrogations sur l'humanité des personnages. Plus encore, les deux beautés ne concourent pas mais interagissent : dans mes deux exemples c'est la beauté du détail qui approfondit la thématique, par essence simple, et c'est la thématique qui rend poignant le détail.
Les plus beaux moments chez Fellini, artiste du détail, sont ceux où la prolifération d'éléments très  vrais-beaux est soutenue par le mouvement interne de l'œuvre, et je ne compte pas les exemples plus malheureux où l'alignement de détails tire à blanc.

Je hais d'ailleurs quand on veut m'imposer à tout prix le détail, seul, forme pour forme,  décrochage poussif : la vignette. Un art est pourtant celui du détail, outre la peinture qui résout de manière plus complexe ce problème, c'est le théâtre. Y a-t-il art, en tout cas contemporain, où "l'histoire", le mouvement général, importe moins ? La simplicité du lieu et des moyens annihile tant la variété, et l'accent est tant mis sur l'acteur et le texte, qu'on comprend aisément que tout va se jouer là, dans le creux de la voix et du visage des comédiens.
A partir d'un même texte, la variété des inflexions, des interprétations, des silences, est infinie. Montrer cette infinitude est, pour moi qui le reçoit, le cœur même du projet théâtral. Tout l'émotion va venir de là, de ces voix si humaines, si proches, qu'elles sont le grappin qui relie l'artificialité de tout texte (sa non-humanité de nature) au spectateur. Transformation, par le biais du détail, de l'art en émotion, de l'objet en humain. D'où l'horreur de voir un acteur se limiter aux clichés qui ne sont généralement ni humains ni rien, juste des généralités, qui l'empêchent d'incarner quoi que ce soit. Non l'originalité à tout prix, mais le piquant qui peut être celui du réel. L'arête de l'expérience, face au bord émoussé du cliché.

(flou de ton argumentation, je n'ai pas encore déterminé l'exacte définition, pour moi, de l'originalité, sa définition autant que son utilité. Et puis ce qu'on appelle "l'originalité" est si souvent désincarnée, si rarement humaine)

L'art est-il art en tant qu'il touche à l'humain, et à l'humain en moi ? Ce contact proprement transcendant est-il conditionné paradoxalement par la portion de vie, de vie humaine, que j'y décèle ? J'ai l'impression que oui, si je considère le cinéma et la littérature.

La photographie d'une plante, si elle est belle, me touche autant parce qu'elle accroche en moi mon expérience d'avoir regardé des plantes, d'avoir admiré et contemplé ce non-humain. Par ce que la photographie me fait re-voir ou découvrir de la plante. C'est donc l'humanité dans la photographie de la plante, et non pas le non-humain de cette plante, qui semble me toucher.

Mais pourtant il y a autre chose, une émotion artistique qu'on trouve à l'état pur dans l'art abstrait, parfois dans la danse, une émotion plastique qui n'a rien d'humain, rien d'organique. Un truc de formes, de mouvements, raccrochable en rien à l'expérience, mais pourtant si proche de cette émotion du détail, ce côté saillant, qui te remue là-dedans (je dis tu parce que justement cette proximité c'est le passage au tu, à la non-politesse).
Ça ne sera pas objectif, une proposition raccrochée à rien : mais il est possible que cette émotion abstraite se raccroche malgré tout à une expérience humaine , à mon vécu, mais d'une manière dont je n'aurais pas conscience : souvenirs de formes et de sensations brutes, souvenirs échappés, volés, en-deçà du faisceau de la conscience. Pulsions psychanalytiques, échos d'images mentales qui ne sont jamais parvenues à s'actualiser en idées, en pensées, souvenirs brouillés. Je ne peux que donner des hypothèses de ce à quoi l'art abstrait fait référence comme expérience humaine. Je suis infoutu de choisir : peut-être s'agit-il des souvenirs des premiers instants de la vie, lorsque tout était flou, et que le cerveau bouillonnait peinait à suivre les contours et les formes de son environnement nouveau. Peut-être sont-ce des souvenirs de nos vies antérieures ? D'une autre réalité ? Des rêves ? Des fantômes ? Ou la représentation de la forme même des idées (et pas de leur contenu).

A la fois je méprise ces suppositions romantico-new-age et, ne trouvant rien d'autre pour expliquer la magie de l'émotion abstraite, je préfère les garder à mes côtés. Animaux de compagnie un peu ridicules, dont on se fout mais qu'on chérit aussi en secret…
(autre idée, à part la psychanalyse ou l'enfance : l'art abstrait, l'amour des formes sans relation, sans contenu, ce peut-être l'expérience des choses normales oubliées, le souvenir de l'oubli lui-même, sa représentation… Tentant pour un amnésique comme moi !)
(C'est fou comme j'ai appris à aimer et poétiser, à romantiser mon amnésie : je sens venir le jour où j'en rajouterai pour rigoler, ou pour me faire mousser)

Je parlais au départ des fragments, de leur côté détestable : il y a tort de mélanger la beauté du détail avec l'anecdotique du fragment. Des morceaux de pensée épars ne seront jamais des détails, puisqu'il ne sont les détails de rien, les gros plans d'aucun plan large.
Vous ne trouverez pas de Dieu-tout-nature dans le brin d'herbe de Whitman s'il n'y a pas d'herbe tout autour.

Et pourtant, putain de merde, je suis en train d'écrire des fragments épars, sans lien, sans toile de fond, et cela me fait un bien fou ! Certes je ne suis pas, et de loin, un homme de maximes, un homme qui lance des flèches de mots. Mais non seulement j'aligne des fragments sur ce carnet même, mais en plus j'ai passé les 5 dernières années à noter des tas de détails, de morceaux de scénarios, de scène. Je n'en finis jamais que 10%, je n'en réutilise jamais que le millionième. C'est une honte pour moi, qui ne croit pas aux vertus de la juxtaposition, et pourtant je sais qu'en ce moment, il n'y a que ça qui vient, l'envie de compiler. De faire le compte.

Pourtant à personne je ne voudrais infliger ce chaos d'images et d'expériences qui me révoltent tant chez les autres. Jamais je ne voudrais participer à la confortable crise des récits, que tout le monde critique en s'y lovant : la disparition du scénario, la rupture formelle, la fin des récits.

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