16/07/17 – Les voisins d'A.


A. m’avait prévenu que son voisin n’en pouvait plus du bruit que son père, Mickaël, est bien forcé de produire pour faire cheminer les travaux, et que ledit voisin est en fin de vie. Mais je n’avais pas bien fait attention à ce que ça voulait véritablement dire.
Cet après-midi, j’étais chez elle, pour la soutenir pendant les travaux que fait son père dans son appartement. Juste après le déjeuner, Mickaël annonce qu’il va devoir faire quelques trous dans le mur, pour y créer une prise électrique. Son père est d’avis de ne rien dire aux voisins, mais A. n’est pas d’accord, elle part prévenir son voisin. Elle me demande de l’accompagner. Nous sortons pour rejoindre l’immeuble voisin. L’homme malade nous ouvre : il est recouvert de perfusions, il a l’air faible, flottant, tellement près de la mort qu’il n’en a plus d’âge. A. lui explique la situation, l’homme essaie de nous répondre, il ouvre la bouche mais nous n’entendons rien. Un filet d’air, teinté de rien. Le fantôme d’une voix. Nous nous rapprochons, mais ne saisissons qu’une chose : il est furieux – et je suis certain que sa colère était envenimée de la frustration de n’être pas entendu, pas compris.
Soudain l’homme pointe, derrière nous, vers la porte cochère qui vient de s’ouvrir : c’est sa femme qui rentre. Le malade referme brutalement la porte sur nous, manière de dire : « vous voyez avec elle. » En nous apercevant, la dame panique – elle croit à une mauvaise nouvelle, quelque chose comme ça. Elle s’affole, demande trois fois : « C’est lui qui vous a appelé ? »
Elle est russe ou en tout cas slave, comprend mal le français, mais c’est surtout nous qui peinons à la comprendre, car au bout de quelques secondes sa voix s’embue et elle s’effondre en sanglots. « Le professeur dit il va mourir, il n’y a plus rien à faire ! ».
Les détails nous échappent mais pas l’essentiel : ce mari colérique, elle le sait depuis peu, depuis le matin même peut-être, vit ses dernières semaines, ses derniers jours peut-être. « Avant, vous savez, il a un grand cœur, mais maintenant… »
Elle lâche, elle semble sur le point de tomber, et le grand corps d’A., d’une A. terriblement culpabilisée mais qui ne lâchera rien sur les travaux, sur l’impossibilité de les arrêter, le grand corps de cette A. s’approche de la dame en pleurs, et très vite s’en empare, pour un bref et surprenant câlin. Le câlin de celle qui sait la mort d’un proche, qui sait le cancer. Le saut humain formidable. Bien sûr, cela ne dure qu’un petit temps, mais cette main tendue à travers les timidités, pour venir essuyer une larme parmi d’autres, elle abat toutes les barrières.
Quelques minutes plus tard, la femme continue de pleurer, à parler dans ses cahots de voix. Elle semble inconsolable. A. dit cette chose qui m’a paru d’un autre monde : « Je ne sais pas arrêter mes travaux pour vous, ni le bruit qui va avec, mais je peux vous prendre dans mes bras. » Le silence se fait. La dame lève les yeux sur A., laquelle écarte un peu les bras. Elles s’embrassent pendant quelques secondes. Moi, témoin muet, je ne bouge pas, j’ai bêtement peur qu’on me remarque et que ma présence gêne. Le temps reprend son cours, nous partons.
C’est… Je ne sais pas. J’ai honte de chercher un adjectif après ce « C’est ». Il n’y en a pas, ou s’il y en a un, il a trop servi à autre chose. Peut-être, même, est-ce très bien qu’il n’y ait pas de mot pour décrire ça.

[Note de recopie : nous sommes fin décembre, et hier, A. a mentionné que maintenant la dame était sa seule voisine. Son mari est mort. Il a fallu que le lendemain, je retombe sur ce passage de mon carnet]

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