A. m’avait prévenu que son voisin n’en pouvait plus
du bruit que son père, Mickaël, est bien forcé de produire pour faire cheminer
les travaux, et que ledit voisin est en fin de vie. Mais je n’avais pas bien
fait attention à ce que ça voulait véritablement dire.
Cet après-midi, j’étais chez elle, pour la soutenir
pendant les travaux que fait son père dans son appartement. Juste après le
déjeuner, Mickaël annonce qu’il va devoir faire quelques trous dans le mur, pour
y créer une prise électrique. Son père est d’avis de ne rien dire aux voisins,
mais A. n’est pas d’accord, elle part prévenir son voisin. Elle me demande
de l’accompagner. Nous sortons pour rejoindre l’immeuble voisin. L’homme malade
nous ouvre : il est recouvert de perfusions, il a l’air faible, flottant,
tellement près de la mort qu’il n’en a plus d’âge. A. lui explique la
situation, l’homme essaie de nous répondre, il ouvre la bouche mais nous
n’entendons rien. Un filet d’air, teinté de rien. Le fantôme d’une voix. Nous
nous rapprochons, mais ne saisissons qu’une chose : il est furieux – et je
suis certain que sa colère était envenimée de la frustration de n’être pas
entendu, pas compris.
Soudain l’homme pointe, derrière nous, vers la porte
cochère qui vient de s’ouvrir : c’est sa femme qui rentre. Le malade
referme brutalement la porte sur nous, manière de dire : « vous voyez
avec elle. » En nous apercevant, la dame panique – elle croit à une
mauvaise nouvelle, quelque chose comme ça. Elle s’affole, demande trois
fois : « C’est lui qui vous a appelé ? »
Elle est russe ou en tout cas slave, comprend mal le
français, mais c’est surtout nous qui peinons à la comprendre, car au bout de
quelques secondes sa voix s’embue et elle s’effondre en sanglots. « Le
professeur dit il va mourir, il n’y a plus rien à faire ! ».
Les détails nous échappent mais pas l’essentiel :
ce mari colérique, elle le sait depuis peu, depuis le matin même peut-être, vit
ses dernières semaines, ses derniers jours peut-être. « Avant, vous savez,
il a un grand cœur, mais maintenant… »
Elle lâche, elle semble sur le point de tomber, et le
grand corps d’A., d’une A. terriblement culpabilisée mais qui ne lâchera
rien sur les travaux, sur l’impossibilité de les arrêter, le grand corps de
cette A. s’approche de la dame en pleurs, et très vite s’en empare, pour un
bref et surprenant câlin. Le câlin de celle qui sait la mort d’un proche, qui
sait le cancer. Le saut humain formidable. Bien sûr, cela ne dure qu’un petit
temps, mais cette main tendue à travers les timidités, pour venir essuyer une
larme parmi d’autres, elle abat toutes les barrières.
Quelques minutes plus tard, la femme continue de
pleurer, à parler dans ses cahots de voix. Elle semble inconsolable. A. dit
cette chose qui m’a paru d’un autre monde : « Je ne sais pas arrêter mes
travaux pour vous, ni le bruit qui va avec, mais je peux vous prendre dans mes
bras. » Le silence se fait. La dame lève les yeux sur A., laquelle écarte
un peu les bras. Elles s’embrassent pendant quelques secondes. Moi, témoin
muet, je ne bouge pas, j’ai bêtement peur qu’on me remarque et que ma présence
gêne. Le temps reprend son cours, nous partons.
C’est… Je ne sais pas. J’ai honte de chercher un adjectif
après ce « C’est ». Il n’y en a pas, ou s’il y en a un, il a trop
servi à autre chose. Peut-être, même, est-ce très bien qu’il n’y ait pas de mot
pour décrire ça.
[Note de recopie : nous sommes fin décembre, et hier,
A. a mentionné que maintenant la dame était sa seule voisine. Son mari est
mort. Il a fallu que le lendemain, je retombe sur ce passage de mon carnet]
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