Février 2016 - Brésil, déchets et carnaval

9 février - Carnaval d’Olinda-Recife  
L’arrivée dans le taxi, que Amito « Senna » conduisait à une allure délirante et avec tous les risques possibles, sans oublier d'insulter tous ceux qui passaient, nous a fait passer dans une autre dimension, où la folie était la norme : il ne s’agissait plus de faire, ou vivre, ou voir les choses normalement. Et surtout pas avec gravité. Il s’agissait, surtout, d’aller vite, fort, et de prendre des risques.
Le carnaval est une campagne militaire contre son propre corps : il faut non seulement équilibrer les durées mais aussi les moments de sommeil et d’alcoolisation ; savoir quand on grimpe la pente avec les caïpirinhas, quand on arrête de s’exploser le bide avec le citron des caïpis, quand on stabilise avec des bières, quand on se réhydrate avec de l’eau, quand on se force à manger malgré la chaleur. Car la chaleur coupe la faim, coupe tout, casse tout. Elle court dans les rues comme une inondation invisible, semble arrêter le vent, raréfier l’oxygène. La seule résistance, idiote, symbolique, inutile, qu’on puisse bien lui opposer (et que les millions de gens ici lui opposent) est de rester debout, de marcher, de danser, d’écouter la musique plutôt que la sueur, de tourner la tête plutôt que de se la laisser tourner. Ce n’est donc pas lutter contre le ciel – peine perdue - mais, toujours, contre soi.  On s’est infligés, Julien, Bébert et moi, un traitement brutal que même Bébert, le troisième jour, n’a plus pu continuer, sévèrement atteint parce qu’il s’était commis. Quant à moi, gastro-entérite ; et Julien, fièvre et gastro. Inégalité devant l’alcool et la malbouffe.

14 février - Déchets
Depuis l’Inde je n’avais vu une telle quantité de gens cramés. Ils errent dans les rues sans but apparent. A Rio, il y en avait déjà quelques-uns, mais à Salvador, surprise triste : partout, non pas des hordes ni même des grappes – juste des individus solitaires, nombreux, perdus, marchant vaguement, ou dansant à d’inconnues musiques qui leur traversent l’esprit. Des drogués sûrement, ou des alcooliques, qui dorment par terre quand ça leur prend. Qui tissent les ténèbres dans laquelle ils se perdent, et qui ne font que les traverser sans jamais en voir le bout. Des enfants parfois, avec déjà ce regard embrumé qui ne vous aperçoit jamais vraiment. Qui ne regarde plus rien depuis longtemps. Qui peut-être vous voit comme un moyen, de mendier, de tirer des sous, pour avoir un peu plus de ce je-ne-sais-quoi qui les rôtit : du crack, de la colle, de la merde.
Quelques clochards de France semblent avoir choisi, réfléchi à ce mode de vie, et s’ils le subissent tout aussi violemment, il n’y a pas autant cette impression de non-retour, d’inéluctable. En France, on a l’impression qu’il faudrait se remonter les manches pour les aider, les laver, les guider, et que peut-être on y arriverait. Mais ici, c’est impossible. Je les regarde cette profonde envie de pleurer, de supprimer la Terre et les gens dessus qui l’ont faite telle. Même dans leurs rares sourires il y a quelque chose qui me crève comme un ballon. Rien d’eux ne reviendra jamais – on pourrait les raser, les laver, les habiller, rien ne semble pouvoir ramener ici la fugue de leur être.

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