9 février - Carnaval
d’Olinda-Recife
L’arrivée dans le taxi, que Amito « Senna » conduisait à une allure
délirante et avec tous les risques possibles, sans oublier d'insulter tous ceux qui passaient, nous a
fait passer dans une autre dimension, où la folie était la norme : il ne
s’agissait plus de faire, ou vivre, ou voir les choses normalement. Et surtout
pas avec gravité. Il s’agissait, surtout, d’aller vite, fort, et de prendre des
risques.
Le carnaval est une campagne militaire contre son
propre corps : il faut non seulement équilibrer les durées mais aussi les
moments de sommeil et d’alcoolisation ; savoir quand on grimpe la pente avec
les caïpirinhas, quand on arrête de
s’exploser le bide avec le citron des caïpis,
quand on stabilise avec des bières, quand on se réhydrate avec de l’eau, quand
on se force à manger malgré la chaleur. Car la chaleur coupe la faim, coupe
tout, casse tout. Elle court dans les rues comme une inondation invisible,
semble arrêter le vent, raréfier l’oxygène. La seule résistance, idiote,
symbolique, inutile, qu’on puisse bien lui opposer (et que les millions de gens
ici lui opposent) est de rester debout, de marcher, de danser, d’écouter la
musique plutôt que la sueur, de tourner la tête plutôt que de se la laisser
tourner. Ce n’est donc pas lutter contre le ciel – peine perdue - mais,
toujours, contre soi. On s’est infligés,
Julien, Bébert et moi, un traitement brutal que même Bébert, le troisième jour, n’a plus pu continuer, sévèrement atteint parce qu’il s’était commis.
Quant à moi, gastro-entérite ; et Julien, fièvre et gastro.
Inégalité devant l’alcool et la malbouffe.
14 février - Déchets
Depuis l’Inde je n’avais vu une telle quantité de gens
cramés. Ils errent dans les rues sans but apparent. A Rio, il y en avait déjà
quelques-uns, mais à Salvador, surprise triste : partout, non pas des
hordes ni même des grappes – juste des individus solitaires, nombreux, perdus,
marchant vaguement, ou dansant à d’inconnues musiques qui leur traversent l’esprit.
Des drogués sûrement, ou des alcooliques, qui dorment par terre quand ça leur
prend. Qui tissent les ténèbres dans laquelle ils se perdent, et qui ne font
que les traverser sans jamais en voir le bout. Des enfants parfois, avec déjà
ce regard embrumé qui ne vous aperçoit jamais vraiment. Qui ne regarde plus
rien depuis longtemps. Qui peut-être vous voit comme un moyen, de mendier, de
tirer des sous, pour avoir un peu plus de ce je-ne-sais-quoi qui les
rôtit : du crack, de la colle, de la merde.
Quelques clochards de France semblent avoir choisi,
réfléchi à ce mode de vie, et s’ils le subissent tout aussi violemment, il n’y
a pas autant cette impression de non-retour, d’inéluctable. En France, on a
l’impression qu’il faudrait se remonter les manches pour les aider, les laver,
les guider, et que peut-être on y arriverait. Mais ici, c’est impossible. Je
les regarde cette profonde envie de pleurer, de supprimer la Terre et les gens
dessus qui l’ont faite telle. Même dans leurs rares sourires il y a quelque
chose qui me crève comme un ballon. Rien d’eux ne reviendra jamais – on
pourrait les raser, les laver, les habiller, rien ne semble pouvoir ramener ici
la fugue de leur être.
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