Le timing d’un baiser est toujours catastrophique.
Quand le moment est idéal, que la conversation s’y prête,
qu’un silence semble engager la chose, on pense au baiser qu’on veut donner, on
se le représente : on y réfléchit, on hésite, donc on ne fait rien. Mais
c’est ensuite, quand la conversation a repris, quand la fille se met à fumer,
quand on a pris un chewing-gum qui nous gênera la bouche, quand on vient de
manger un truc très odorant, quand on s’est remis à marcher d’un bon pas et que
nos positions respectives ne se prêtent plus à une figure à deux, c’est à cet
instant qu’on arrête de réfléchir ; alors l’envie de donner ce baiser reste
seule et silencieuse aux commandes de l’esprit et déclenche le mouvement pour embrasser.
La décision a pourtant été prise beaucoup plus tôt, à un moment qui était plus
propice ; son application, comme pour certaines lois votées au Parlement,
a tardé à se manifester.
Celui qui embrasse et celui qui est embrassé sont tous les deux surpris par la brusquerie du baiser : c’est toute une série de gestes, qu’on avait rêvés posés et confiants, mais qu’on réalise avec précipitation, et qui vous collent la bouche contre une autre. On se retrouve à embrasser quelqu’un dans un milieu de phrase qui ne sera jamais reprise, entre deux bouffées d’une cigarette qui ne sera jamais fumée en entier, alors que nos bras sont chargés de sacs encombrants — on finira par les laisser tomber à terre, les sacs, mais seulement après un long temps passé sans qu’on remarque à quel point ils nous gênaient.
Celui qui embrasse et celui qui est embrassé sont tous les deux surpris par la brusquerie du baiser : c’est toute une série de gestes, qu’on avait rêvés posés et confiants, mais qu’on réalise avec précipitation, et qui vous collent la bouche contre une autre. On se retrouve à embrasser quelqu’un dans un milieu de phrase qui ne sera jamais reprise, entre deux bouffées d’une cigarette qui ne sera jamais fumée en entier, alors que nos bras sont chargés de sacs encombrants — on finira par les laisser tomber à terre, les sacs, mais seulement après un long temps passé sans qu’on remarque à quel point ils nous gênaient.
Avec (...), la discussion brutalement interrompue ne traitait ni de près ni de
loin des rapports entre les hommes et les femmes, de sexe, ou de quoi que ce
soit qui pût avoir un lien avec les baisers profonds qui y mirent un terme. La
discussion n’amenait pas le baiser, et même eut dû l’éloigner. Pourtant, cela
faisait sûrement quelques minutes que ce baiser flottait là, entre nous, que
dans certains cas les mains avaient commencé à se nouer, et que pourtant la
conversation continuait sur sa lancée, sans qu’aucun des deux interlocuteurs ne
l’habitât le moins du monde – de même qu’un bateau vogue encore sur des
centaines de mètres après la coupure du moteur. Cela fait un moment que le
futur amant et l’amante à venir sont entièrement occupés d’une autre
conversation, muette, complexe, douce, en eux-mêmes et avec l’autre, tandis que
l’autre palabre, tout bruyant soit-il, n’est plus que le bruit de fond de leur
désir.
Juché sur un plongeoir à des dizaines de mètres, ou sur la
rambarde d’un pont dont on va sauter attaché par un élastique, on peut ainsi
passer des heures à regarder l’effroyable vide et la chute qu’il nous faudra y
faire sans trouver la force de se laisser choir, mais sans cesser de discuter
de tout et de rien avec son voisin. Et soudain voici qu’on trouve l’oubli et
l’inconscience nécessaires au saut, généralement au milieu d’une phrase que
nous disait l’ami, frappé de la soudaineté de notre geste. Ce n’est qu’ainsi qu’on
embrasse le vide.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire