Je suis à
une terrasse de café, et mes voisins en partant ont laissé un énorme et très appétissant
morceau de crumble aux pommes. Je me suis déplacé pour me mettre à leur table,
à la fois pour attraper une meilleure place au soleil, mais aussi, je dois
l’avouer, Pour me rapprocher du gâteau et empêcher la serveuse de partir avec
pour le jeter. D’un côté j’ai honte de désirer si fort ce gâteau qui me plaît,
de l’autre je sais qu’il va finir à la poubelle alors je me dis que ça ne
gênerait personne que je le mange.
Mais je n’y
touche pas. Pourquoi ? Parce qu’il y a, à la table à côté, deux barakis
vulgaires qui discutent – et que j’imagine qu’ils vont me voir, me regarder,
remarquer que je vais faire cette chose vertueuse sous un certain point de vue
disons écologique, et affreuse sous tous les autres : manger un rebut. Et
pourtant, ces deux personnes ne me sont rien. Non seulement je ne les connais
pas, et donc me fous bien de leur avis, mais qui plu est ce couple de frimeurs
peroxydés, tatoués et surmusclés me dégoûte et m’inspire du mépris. Et pourtant
je suis pétrifié par leur présence. La possibilité de leur jugement, quoique
mince (car probablement ils ne verraient rien de mon acte, ou tout aussi bien
le remarqueraient mais s’en désintéresseraient). Je rêve qu’ils s’embrassent ou
qu’ils partent, bref que je sois sûr de ne pas être vu des seuls qui (peut-être)
savent que ce crumble n’est pas le mien.
La
pâtisserie a peut-être très mauvais goût : il n’empêche qu’elle a petite à
petit rempli tout l’espace de mon cerveau, au moins que j’espère et redoute que
la serveuse passe et le débarrasse, réglant la question sans que j’y puisse
rien, et me laissant la possibilité de penser à autre chose (à mon écriture,
par exemple). J’écris, et le gâteau, la serveuse qui me l’enlèvera, ce couple
infernal, sont à chaque coin de mes neurones. Je les regarde, les imagine. Du
bout de l’ongle de mon majeur, je rapproche l’assiette de ma tasse, comme si la
déplacer de ces trois centimètres me la ferait plus appartenir aux yeux d’une
serveuse qui de toute façon ne sera pas dupe. Elle sait bien que j’ai commandé
un café et c’est tout.
La serveuse
passe pour débarrasser les tables. Elle regarde ma place, surprise peut-être
que j’en ai changé. Continue son chemin, enlève les assiettes du couple haï. Et
le couple s’en va.
Je me jette
sur le gâteau, il est très bon mais je le mange beaucoup trop vite, comme si je
voulais me venger de toute cette attente qui soudain me paraît injuste.
Avant-hier,
au circuit de CAMSO de Warneton, j’ai eu un délire de ce genre-là, lorsqu’en
approchant d’un box où un ami de Julien réparait sa voiture Super Privée, nous
nous sommes vus offrir des crêpes, sur le ton de la blague et par politesse. Je
comprenais bien que c’était une proposition en l’air, et d’ailleurs le type n’en
reparlera plus alors que Julien n’avait pas vraiment répondu « non merci ».
Mais j’y pensais pendant tout le temps que nous restâmes devant sa voiture. Les
enfants passaient devant moi avec d’épaisses crêpes recouvertes de chocolat,
des pilotes aussi les enfournaient dans leurs bouches en blaguant dessus. Je
regardais la machine à crêpe à la dérobée, comme on se repaît du spectacle d’une
très belle femme qu’on ne veut pas importuner en la fixant, comme aussi un
chien éploré regarde de la nourriture en espérant secrètement qu’on lui en
offre spontanément. Je rêvais que ma simple présence me fasse offrir une crêpe
par des gens que je ne connaissais pas.
Bien sûr
cela n’arriva pas. J’en étais triste, frustré, énervé. Et pourtant, j’étais en
désaccord avec ces sentiments : en toute honnêteté je n’avais que faire de
cette crêpe. Je n’avais même pas faim.
Il faut croire que je suis gourmand comme d'autres sont lève-tôt ou couche-tard, jaloux ou susceptibles : sans acquiescer, sans y assentir, passivement entraîné par son vice à des pensées et actes absurdes qui nous font honte.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire