Ô frères de laideur


Il faudrait comprendre pourquoi, ces derniers jours, je remarque autant la laideur des gens. J’en éprouve moins un dégoût de mes semblables qu’une pitié très large. La fréquentation d'OK Cupid m'a rouvert les yeux sur ces hordes de femmes et d'hommes physiquement hideux, l'œil éteint, la mine renfrognée, auxquels la laideur semble avoir mouché les espoirs, les sourires, la confiance. Ce que je vois c’est moins une laideur de traits qu’une laideur substantielle à leur être, le vernis qui se forme à la surface des espoirs ratatinés.
Sur les sites de rencontre, je remarque que les femmes belles sont toujours plus belles encore parce qu'elles savent sourire, savent poser. J’imagine que c’est la même chose du côté des hommes. Les belles femmes ont appris à être belles en photo, à force d'être regardées par des gens qui les désiraient. Partout, depuis qu'elles sont nées, les gens ont voulu les photographier pour attraper cette beauté qui leur caressait l'œil ; les laides, elles, n'ont jamais appris à sourire, car on ne se sentait pas la cruauté de les photographier pour leur remontrer leur laideur. Dans ces profils, il y a soit des selfies qui puent la solitude, où elles ne font parfois même pas semblant d’être heureuses, ou bien des photos qu'on devine prises par des amies compatissantes, et sur celles-ci un rictus atroce se peint sur leurs visages en peine, celui de femmes qui n'ont pas la pratique de la séduction, qui ont décidé par avance que la photo sera ratée, que cet effort de s’inscrire sur un site de rencontres sera probablement un échec.
Je les avais depuis un moment oblitérés de ma mémoire, les vraiment-laids, comme si en oubliant leur existence j’oubliais que je suis au fond aussi laid qu'eux. C’est de la même manière comme on essaie de ne plus voir les clochards, de peur d'être infectés par leur misère et par le désespoir de ne pouvoir les aider. Je m'étais même un peu convaincu qu'il n'y en avait pas tant que ça, des gens vraiment laids, que ça n'existait pas, et peut-être mes efforts visaient à me protéger de cette terreur de découvrir que j'étais comme eux, à résister à ce magnétisme mental, à ce mauvais courant qui risque toujours de me me noyer dans l'inconfiance. A une époque, j’étais si certain d’être laid que j’avais dû le devenir.
Et ces derniers temps je les revois enfin, mes frères de mocheté. Ils étaient devant moi mais je regardais à travers eux, et maintenant que j’ai fait le point sur eux, j'entends leur longue plainte, ce besoin humain d’être désiré et d’être choisi qui ne trouve aucun écho. Je vois et ressens la douleur de ces moignons inutiles que sont devenus leurs cœurs, leur demi-existence purgée de ces si fortes et si dérisoires aventures du désir.
En recopiant ce texte j'ai été pris d'une grande tristesse, avec une envie de pleurer, de prendre des inconnus dans mes bras et de rire avec eux. Mais je suis dans un café à la mode, le Cream rue de Belleville ; autour de moi tout le monde est très joli, une brochette de beaux hipsters barbus. Ce n’est pas avec eux que je veux pleurer.

Miette retrouvée du 12 février 2015 

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