21 novembre 2018 – Cercle des voyageurs


Une vielle dame est assise là, face à son verre vide. Elle ne fait rien, ne s’agite pas. On ne pourrait pas dire qu’elle regarde. Elle a les yeux ouverts. Absente, elle existe à peine.
Il serait tentant, assez simple aussi, de ne pas la voir. La vie glisse autour d’elle comme un cours d’eau autour d’un rocher qui affleure. Mais voilà, elle affleure cette brave dame, malgré tout. Elle existe, malgré tout.
Que peut-il se passer en elle ?
Autour, on s’agite, on coule. Les serveurs parlent bougent téléphonent, les clients papotent vont aux toilettes rient, les enceintes chantent. Même cette fille qui, à quelques sièges de la dame, travaille à son ordinateur, ne bouge pas vraiment plus, mais on voit d'ici que ses mouvements intérieurs sont frénétiques. La dame n'a aucun mouvement intérieur perceptible. 
Comme les chaises, les verres et les menus sur les tables inoccupées, elle reste immobile et inutile. Et pourtant humaine. Son immobilité suffit à elle seule à mettre en doute l’ensemble de ces courses alentour. A démentir nos raisons. A nous accuser. Résistante, silencieuse, têtue — et quelque chose de sa méditation idiote m’apaise, et quelque chose de sa statuaire lourde, de son memento mori muet, me fait flipper.
Bien sûr la vérité c'est que cette dame n'accuse rien, la vérité c'est qu'elle pue la déprime. On pourrait la repousser pour ça, cette vieille dame, on pourrait la repousser comme une idée irritante, parce qu’après tout elle n’est pas plus tangible, pas plus solide qu’une idée.
Mais les idées, parfois, s’accrochent comme des chansons idiotes, même quand on les croyait disparues. Parce que quelque chose en moi nous relie, nous agités, à cette dame. Seuls, déprimés, sans raison véritable d'agir ou de ne pas agir : au fond, nous sommes tous cette vieille dame immobile, tout comme nous sommes le mendiant sans espoir, le chien battu, l’enfant autiste qui pleure sans s’arrêter. C’est ça qui est glaçant, et qui donne envie de haïr la dame et de la prendre dans ses bras. Je suis cette dame qui affleure, et qui est presque un objet.
Pendant que j'écrivais, la dame a disparu. Peut-être, alors que j'avais le nez sur mon carnet, s’est-elle levée pour payer et partir. Peut-être a-t-elle été enlevée, peut-être qu’elle s’est volatilisée. Seul son verre témoignait, pendant une minute, que je ne l'avais pas tout à fait hallucinée, mais un serveur vient de l’emporter. La dame qui existait à peine n'existe plus que dans mon carnet et dans le cercle mouillé que, sur le bois de la table, son verre a laissé. 

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