Des économies, de l'angoisse


L'économie
« Le premier qui se réveille se rendort » s’exclame ma mère chez qui je passe quelques jours, autour de Noël. Elle veut que je dorme au maximum. Elle me pèse déjà. Son économie angoissée, qui commande l'économie des gestes et des façons, qui renâcle à l'excès de tout — mais pas à l'excès de mélodrame — est une économie de la vie aussi, qui la pousse maintenant à  déménager au Portugal, aussi bien parce que le pays est agréable ou peu cher (il en existe beaucoup d’autres), que parce que les retraités qui s’y installent peuvent n’y pas payer d’impôts. Et la voilà heureuse de faire des économies supplémentaires, et la voilà qui invente les justifications les plus insensées pour légitimer, voire tourner son projet en héroïsme : en partant de France elle évite à Marine Le Pen de gagner de l’argent sur nos impôts, elle soustrait son argent aux hommes politiques corrompus, elle ne fait d’ailleurs que suivre l’exemple des Balkany et autres Bernard Tapie qui ne paient pas leurs impôts, bref elle renie ces mêmes valeurs de gauche sociales qu’elle nous a transmises, et à l’aune desquelles je ne peux aujourd’hui m’empêcher de la juger. Mais peut-on seulement juger ses parents, le devrait-on seulement ?
Ma mère, comme tant d'entre nous, comme moi trois jours sur quatre, est enivrée non de son argent, mais de l’économie qu’elle fait. L'économie seule la transporte. Ainsi à chaque fois qu'elle a vendu un bien, elle était obsédée de l'idée qu’elle aurait pu le vendre plus cher, plutôt que de l’argent sonnant qu'elle récupérait ; et quand elle fait ses courses, c’est la réduction, la promotion, le hard discount, qui dirige ses pas, plutôt que l’argent lui reste ou l’usage qu’elle en fait. Si on parvenait à la convaincre qu'il s'agissait d’une bonne affaire, on pourrait bien lui faire acheter un tank.
Je doute qu’elle se réjouisse ou se plaigne en voyant l’argent sur son compte en banque, ou les biens qu’elle possède, car la possession n'a pas de valeur pour elle. Ce n'est pas de l'avidité. Ce qui compte c’est le mouvement qu’elle imprime à l'argent, les marges qui se font et se défont, la dérivée comme un mathématicien dirait.

Angoisse
C’est attendu : après une première nuit où j’ai dormi longtemps d’un sommeil coupé d’affreux cauchemars, la seconde est marquée par l’angoisse. Ma mâchoire, encore douloureuse de la boxe, est tendue. Mon ventre est rempli, tordu, serré d’une boule froide d’angoisse, pile au plexus… Et elle est arrivée pile quand j’ai dit « bonne nuit » à ma mère. Elle est arrivée, l’angoisse, en chantonnant son petit thème habituel, la Mort, qui m’a depuis quitté mais qui laisse l’odeur de sa peur.
Dire « bonne nuit » et embrasser ma mère me fait penser instantanément à la mort, en me renvoyant au quotidien de ce geste, dans mon enfance, à la nuit qui commence et qui peut-être nous avalera. Il me renvoie à l’enfant qui comprend la mort et sait qu’il ne s’en défera jamais, ni d'elle ni de son inquiétude, et qu’il pourra se raconter toute sa vie qu’il n’est qu’un enfant : au fond, il vieillira et mourra quand même.
Cela ne dure qu’une minute, et j’enfonce la tête de ce monstre dans le fond de mon âme… Mais je subis encore la plaie de sa morsure, dans ce plexus où il a planté ses crocs, sa calme morsure qui brûle un si grand froid, toujours sur-le-point-de-s'arrêter.
Malgré la fatigue qui brûle mes yeux, je crains de ne pas dormir, je sens déjà que cette nuit je vais avoir toujours trop froid, toujours trop chaud, que je vais être trop nerveux, je me sens bouillir de tout. Je voudrais être à Paris et marcher dans les rues, baiser, boire et vivre, parler avec des gens ou simplement les regarder, oublier encore un peu l’angoisse et l'absurde d’être en vie et d’être en mort.

Miettes retrouvées du 22 décembre 2014

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