F et les formes


« Comment tu te décrirais ? » demandait F au moment où je lui montrais les traces, dans son caractère, de son origine socio-culturelle. C'est une question, terrible, que connaissent mieux que moi celui qui a dû un jour s'inscrire sur un site de rencontre et rédiger une fiche de présentation.  Je m'étais rarement posé cette question, une de celles qu’on ne se pose  qu’à propos des autres. J’ai répondu : un bourgeois artiste, un bourgeois de gauche, un peu bohème mais pas trop, si attaché à sa fluidité, à s'adapter à toutes les situations, à tous les gens, qu’il est toujours un peu le cul entre deux chaises. Un caméléon mou.
F m'a raconté qu'elle essayait toujours de se représenter les gens ("les corps" a-t-elle dit sans faire exprès) comme des formes. Son ex (un PAM : "pas avant le mariage") était selon elle un triangle : inflexible, parfait, forme un peu terrifiante, qu’on imagine liée à des tas de règles incoercibles — celle des 180° par exemple. Elle s'est d'abord décrite comme un cercle : forme souple, ronde, pleine, sans direction ; puis, en réfléchissant à ses facilités d’adaptation, elle corrige, me dit qu’en fait elle se voit plutôt comme une tâche d’encre, un nuage : une forme sans forme, imprécise, mouvante.
Difficile de parler d’elle sans parler de moi : F. ne se dévoilait jamais autant qu’en s’exclamant qu’elle ne me comprenait pas. Car elle est d’un esprit tout scientifique, chose fréquente (et apparemment paradoxale) chez les esprits catholiques. Elle a l'obsession de comprendre. Elle veut tout saisir, et pose toutes les questions possibles, sur chaque situation qu’elle ne connaît ou ne comprend pas. A la différence de la plupart des gens, elle ne se satisfait jamais d’une connaissance vague ou d’impressions générales, subjectives, préconçues. Elle veut boire l’information à sa source, savoir jusqu'à la lie, être bousculée dans ses certitudes. Je suis incroyant : d’autres croyants comme Pierre B. auraient tenu notre différence à distance, n’auraient jamais abordé le sujet (par pudeur, par respect, par peur) ; pour elle je suis une énigme, elle veut savoir comment je trouve « l’énergie » de vivre, de me lever le matin, quelle est cette force mystérieuse qui m’anime. Elle qui dit s’adapter à tout, ne s’adapte en réalité qu’en comprenant : si elle ne comprend pas elle cherche d’abord, cherche encore, cherche toujours. Comme si ses convictions propres et même son équilibre, en dépendaient. Peut-être qu’elle doute plus qu’elle ne le confesse et qu’en cherchant à savoir comment je tiens, fait-elle comme ces mauvais nageurs qui, au bord d’une eau peu profonde, ont besoin de nous voir y avoir pied pour oser s’y baigner avec nous. D'habitude elle n'ose se laisser aller au doute athée qui probablement la titille, mais c'est une voix qu'elle peut écouter avec moins de peur, maintenant qu'elle me voit survivre dans l’athéisme. Maintenant qu'elle comprend qu’on ne s’y effondre pas toujours. Que, malgré l'angoisse existentielle, on y a pied.
(je suis forcé ici de couper toute la suite, passionnante, mais dont la publication serait une trahison pour F)
Miette de janvier 2015

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