Carnets de miettes
Depuis 2010, j'écris sur des carnets. J'en copie ici des miettes, au petit bonheur la chance.
Brumes à Bru
J’ai encore raté l’été
C’est déjà la fin août. L’été va se coucher. Me voici bientôt orphelin de cette saison suffocante, de cette époque de citron, de sueur et de balades sans buts. Cet été j’ai tourné un film, une comédie estivale justement, et je l’ai préparé, et m’en suis reposé, et j’en ai manqué l’été. Quand le film s’est terminé et que je suis rentré en ville, j’avais encore trop de travail pour prendre le temps de savourer la saison cuite. Et pourtant, à quelques moments, j’ai pu goûter une petite part d’été : le poids délicieux de la canicule en traversant Lyon sur le retour, et trois idiots cigarillos fumés à l’ombre étouffée des arbres du parc Elizabeth, le lendemain de mon arrivée à Bruxelles.
Cet été j’ai fait des rêves de tournage, j'ai fait des plans de travail, j'ai réfléchi et j'ai peu dormi. J'ai ri et rie et ri encore. Je me suis engueulé avec toutes les femmes que j’ai fréquentées. Mais je ne suis pas parti en vacances. Je n’ai pas fait l’amour, dégoulinant de la pluie du corps surchauffé. Je n'ai pas attendu d'en avoir envie pour me lever trop tard, et me sentir toute la journée lesté de mon trop-plein de sommeil. J’ai stressé et stressé et ce stress est l’antipode de l’enfance — et l’antipode de l'été. Enfance et été se tiennenet la main.
Chaque septembre me ramène l’impression, plus pointue à chaque fois, d’avoir raté l’été. De chaque année plus s’en détourner, trop occupé pour ces bêtises. Vieillir : voguer de plus en plus loin de ce que représente l’été. Promesse de chaque automne : l’été prochain, il faudra partir et se perdre. Prévoir l’imprévu, foncer dans le soleil. Se le promettre chaque septembre, pour l’oublier et s’en ressouvenir trop tard.
Pourtant, il suffit d'un moment, il suffit de sortir pour cramer, et enfin se volatiliser dans le juin, le juillet et l’août. Pour s’évaporer dans l’air bouilli du jour. Et la nuit mieux encore, sortir comme on plongerait dans un miel porté à la juste température du corps, le dehors comme un dedans, la nuit couette dans laquelle on se roule, la nuit grand drap frais, la nuit de flanelle onctueuse. La nuit qu’on embrasse et qu’on étreint, d'où qu’on soit, où qu’on soit. En été il suffit d’ouvrir porte ou fenêtre, pour embrasser la nuit et lui faire des amours. Juste sortir, sans manteau et sans sac, sans valise et sans sac à dos, sans argent même, et sans clé peut-être, pour ainsi dire nu, sortir pour se sentir plus-que-dehors. Loin, au-delà. En vacances. Vacant. Creux. Tout ouvert à la remplissure du monde.
Miette retrouvée du 26 août 2020
Vignes italiennes
Il y a deux jours, je me suis retrouvé nu contre A. Odeur de sa peau, tête enfouie dans sa nuque, et le vertige qui vient. Ma main attrape sa hanche, là où palpite la chaude chair. C’est extra, me dis-je, le corps d’une femme ; et quelle exaltation, de se retrouver collé contre du nu, contre la surface égale de sa peau contre la mienne. L’égalité que ça met entre nous.
Cette fois-ci, l’extraordinaire se replie soudain sur du connu. Sans que je le cherche aucunement, ce contact farouche me connecte à une dizaine d’autres moments similaires et, à la manière de ces bibliothèques de film pour enfants où on enfonce un livre qui ouvre une porte secrète, la pression de ma main me fait voyager à travers toutes les hanches que j'ai serrées dans ma vie.
De ce mille-feuilles de sensations identiques avec des femmes différentes, l’une s’est détachée nettement, oblitérant les autres. Soudain j’étais avec Delphine, dans les vignes à côté de cette maison, dans les Pouilles je crois, que louaient chaque été ses parents d’origine italienne. Maison fruste, dans un coin sympathique mais pas non plus magnifique, d’une pure nature qu’on aurait à la vérité pu trouver ailleurs, en tout cas plus près de Lyon — vu qu’on ne partait que rarement se promener dans les villes italiennes, fait qui ne laissait pas de me surprendre après les innombrables vacances où ma mère nous faisait visiter des villes au pas de charge — et qu’on allait encore moins jusqu’à la mer.
De ce voyage, fait à 15 ans, je ne me souviens pas de grand-chose : une après-midi express à Naples, dont il me reste surtout G (le père de Delphine) n’arrivant pas à se garer, et un front de mer avec du vent frais ; une trattoria de petit village où l’on n’avait pas d’autre choix que prendre entrée-pâtes-plat-dessert et dont nous étions sortis en tenant nos ventres pour qu'ils n'explosent pas ; des cousins de Delphine qui passaient leur été torse nu, alors que moi j’avais si honte déjà de mon petit bidon, que je me cachais toujours dans des T-shirts. Je me souviens aussi de cette blessure à l’ego, quand Delphine m’avait laissé comprendre qu’elle ne me trouvait pas très beau-gosse, et plus elle me répétait que ce n’était pas grave, plus j’étais blessé — comme si ce jour-là j’avais la confirmation de cette certitude que je traînais depuis mon enfant et qui me faisait mettre des T-shirt pour cacher ma petite bedaine : la certitude que j'étais laid — alors qu’elle disait simplement, avec une belle honnêteté, que je n’étais pas un bellâtre.
Ce dont je me souviens le mieux, à ce moment où j’empoigne la hanche de mon amoureuse en 2020, c’est que plusieurs fois en 2002, Delphine et moi sommes allés faire l'amour dans les vignes qui entouraient la maison. J’imagine que nous n’avions pas l’option de faire ça dans la maison pleine d'échos (de l’intérieur de laquelle je n’ai aucun souvenir) mais surtout, nous avions pris goût à ces sensations romantiques : le vent chaud et italien sur nos corps, la solitude nocturne (et son corollaire pervers : la possibilité infime d’être découverts), la palpitation laiteuse de la Lune et des étoiles par-dessus nous. C’étaient les points d’acmé de l’adolescence, un bonheur parfait parce qu’idiot. Je ne l’aimais que mal, cette fille de 17 ans, et elle non plus ne devait pas m’aimer précisément pour les bonnes raisons, mais les sensations étaient véritables. Je savais déjà, sûrement, que plus jamais je pourrais refaire l'amour comme ça. Après ça, j'ai baisé dans la nature, dans des bois ou sur une plage, mais ça n’avait plus rien à voir, c’était déjà l’âge adulte — les regrets et les doutes ne me lâcheraient plus.
Et avant-hier, me raccorder soudain à ce souvenir, non pas à un pur acte mental mais à la réalité physique de ce moment vécu, m’a complètement sorti du désir qui était en train de naître. Impossible de toucher cette hanche présente et cette hanche passée sans, au passage, mesurer ces presque vingt ans qui s’étalaient entre ces deux peaux, douloureuse connaissance d’un monde déjà enfoui, aux souvenirs opaques, en la compagnie d’êtres et de lieux que je ne reverrai tellement jamais, qu’ils pourraient aussi bien être morts.
miettes d'avril 2020
Appareil photo
Miette retrouvée de septembre 2014
Le lac Antoine, Ambleny
Ambleny. Dans ce village de l'Aisne se trouve la maison de campagne de mon grand-père. J'y suis allé 3 fois les 20 dernières années, c'était sa maison, et je m'y étais tant ennuyé enfant que je ne rêvais pas d'y retourner. Mais pour vendre la maison, il fallait faire réaliser des diagnostics, voir s'il n'y avait rien que j'avais envie de prendre, récupérer des clés. Bref, quelqu'un de la famille devait passer, et ce fut moi.J'arrive à Ambleny avec une camionnette, assez tard. Dehors il pleut d'un crachin froid. J'avais espéré trouver des pâtes, du riz, une boîte de conserves. Rien. C. avait tout emporté quand elle était passée prendre ses affaires. Je n’avais sur moi qu’un paquet de shortbreads acheté en chemin. Je n'ai pas très faim, mais c'est une ambiance tristoune.
passage écrit le 25 octobre 2019
More science, less fear
Et comment être héroïque, dans l’émiettement ? Il est plus aisé d’arrêter le toit qui s’écroule, de le soutenir avec héroïsme sur ses épaules pendant quelques minutes, que de faire face aux termites ou aux fissures du temps, que de rattraper les morceaux de plâtre qui tombent toujours plus nombreux.
Miette retrouvée du 24 juillet 2014
La Route
30/09/14