26 juillet 2015 - L’Autre-ivre


A Madame Moustache, la boîte de Bruxelles où j’étais avec Julien et Bébert, puis en rentrant, ivre, dans la nuit, j’avais comme envie pressante de venir ici écrire quelque chose, en direct de l’ivresse, sur ce qu’est l’ivresse – parce que chaque heure, chaque jour qui nous éloigne d’elle nous fait oublier la condition si étrange, si paradoxale, qu’est l’ébriété.


Explosé, mais joyeux. Loin. Coincé dans une bulle de joie, inamovible, imperméable. Les femmes me repoussaient ? je m’en fichais ; la musique ? je ne l’écoutais pas. Je dansais, comme je le sentais, comme je m’en foutais. Rien ne pouvait me faire redescendre aux gens qui m'entouraient. On décrit parfois l’ivresse comme une explosion, notamment parce que les saouls détruisent tout sur leur passage, parlent fort, font de grands gestes. A mon sens, rien n’est plus faux. Il s’agirait plutôt d’une implosion. L’enivrement est une descente progressive à l’intérieur de soi. Celui qui boit ne trouve jamais que lui-même, et c’est un lui-même qui parfois est identique à son être habituel – ainsi le bienheureux qui déborde de joie, ainsi le déprimé qui s’enfonce plus encore dans les larmes – mais parfois un lui-même surprenant : une peine de cœur n’empêche pas l'un de vivre une soirée de bringue déjantée, l'autre avait l'air jovial mais se révèle un Mr. Hyde désespéré, qui éclate en sanglots au troisième verre. 

L’alcool, c’est connu, fait tomber les inhibitions, ou plutôt il permet d’accéder, derrière eux, aux désirs, pulsions, joies et colères, qui sont les manifestations du moi profond. L’alcool active l’expression la plus sincère de ce qu’on est, mais c’est une vérité psychologique et pas absolue. Le bourré qui brode de gros mythos est d'une certaine manière sincère, il n'est pas épargné par ce processus de vérité : c’est simplement que dans son cas sa vérité c’est qu’il est un menteur — il l’expose enfin dans tout son ridicule, en racontant des choses qui sont enfin tellement fausses, que personne ne va  pouvoir les croire. Le séducteur séduit avec une verve qui le révèle, le timide avec un romantisme qu’on aurait dû deviner sous sa peur.
Qui émet ces désirs, ces pulsions, cette vérité, qui ressortent avec l’alcool ? Ceux qui boivent agissent généralement en enfants libidineux. Je crois que celui qui boit s'approche de plus en plus de l’enfant en lui. Aux stades avancés de l’alcool, ce qu’on voit c’est le bambin qui va se coucher sur un coup de tête, qui se met tout nu en riant, qui casse un objet pour voir ce que ça fait, qui observe sa main pendant une heure, qui fait des caprices et les oublie rapidement, C’est un enfant qui, cependant, continue à dialoguer avec l’adulte. Ce dialogue est très prenant, je ne crois pas que ça soit toujours un dialogue facile.
L’ivresse est un processus mental intérieur, tellement prenant que toute action tournée vers l’extérieur est secondaire, donc très maladroite, extrêmement exagérée. C'est comme essayer de se raser tout en téléphonant : c'est possible mais vous risquez de vous couper. Le bourré crie quand il parle : il est si profondément enfoncé en lui-même qu’il n’entend qu’à peine sa propre voix — comme quand on a un casque, et qu’on essaie de couvrir le son qu’on a dans nos propres oreilles mais que personne n’entend.
J’éprouve des difficultés considérables, ivre, à sortir de moi – et souvent je n’en ai, en fait, pas la moindre envie. Des soirées entières se sont passées où mes interlocuteurs croyaient que je les écoutais, avec d‘autant plus de certitude qu’ils étaient ivres eux-mêmes, donc s’écoutaient parler ; de mon côté, je me regardais les écouter, l’enfant très poli voulait avoir l’air concentré, je faisais prendre à mon visage des mimiques changeantes et étudiées. Mais en vérité je n’écoutais rien. Des semaines passent, et mon interlocuteur fait référence à quelque chose qu’il m’aurait dit ce soir-là, et dont je n’ai plus aucun souvenir. Mais comment lui expliquer, non seulement que c’est l’Autre-ivre qui écoutait, mais qu’il faisait surtout semblant d’écouter ? Et pourtant, il arrive à l’Autre-ivre d’être brillant. Quand il fait taire sa discussion intérieure et qu’il écoute ou regarde vraiment la situation autour de lui, il peut réagir avec la fulgurance des enfants : il est tout entier, lui-même, comme un clown, comme un Roi de son domaine. Il se domine entièrement, il semble tout comprendre et tout maîtriser.
Comme on a des renvois après un gros repas, qui font exploser tous les parfums des plats, mélangés, boueux mais puissants, de notre gosier jusqu’à notre bouche impréparée, j’ai parfois, dans l'ivrognerie, de ces renvois existentiels, qui m'exposent d'une manière pleine et subite mon statut de condamné à mort, de condamné au néant, ainsi que la proximité ahurissante, fraternelle, que la mort établit entre tous les hommes. Je voudrais enlacer mon prochain pour lui dire que nous sommes frères et que nous sommes finis – mais nous dansons et rions pour oublier tout ça plutôt que nous y complaire. Je ne peux, toutefois, m’empêcher de croire qu’ils y pensent aussi, à la mort, et que ces gesticulations en sont, comme pour moi, la trace effective, désespérée et souriante.

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