Une tendance qui me pousse à généraliser mon expérience
intime, pour qu'elle puisse rentrer dans la belle parure d'une formule, et
qu'on me dise : "ah oui, c"est ça". Mais généraliser c'est
forcer le trait, c'est exagérer pour frapper l'auditeur, c'est me tromper
souvent, aveuglé que je suis par l'éclat de ma propre formule.
C'est cette tendance pontifiante, surplombante, qui a
hérissé Lefèvre ces derniers mois, et sûrement à raison. Cela me peine de
l'écrire, mais il est frappant à quel point je suis parfois excité par ces
phrases que je fais ; elles me procurent un bien-être aigu quand je les trouve,
quand je les dis (ces deux choses arrivant en même temps, sont si brouillées
que je crois que somme toute c'est le même acte que de les penser et de les
dire). Une telle joie que c'en est suspect.
Orgueil sans fond : je voudrais qu'on m'aime pour ces
phrases, qu'on me célèbre pour l'intelligence qu'elles soulignent, pour la
compréhension géniale du monde qu'elles révèlent chez moi. Je me veux presque
le Messie de ces gens, leur ouvrant les yeux sur ce qu'ils ne voyaient pas. Et
parfois ça marche. La plupart du temps, pourtant, tout le monde a l'air de s'en
foutre un peu. C'est probablement Anne qui m'a fait découvrir cette immense
joie à être complimenté, soutenu, dans ces phrases brillantes, dans ce qu'elle
appelle "ma sagesse". Louis a dû y contribuer aussi, en me disant
plusieurs fois que des phrases à moi l'avaient marqué pendant des semaines.
Et pourtant, quand bien même ces sentences viendraient
vraiment de moi, quand bien même elles seraient vraies, je sens à quel point cela
me fait passer pour un dandy détaché, brossant le monde avec des aphorismes littéraires
et généraux. Plusieurs fois, on a cru que je citais d'autres auteurs. Ma
recherche du mot et de l'expression la plus proche de ce que je ressens, la
plus vraie, mais aussi la plus compliquée, est paradoxalement ce qui risque de
me faire apparaître le plus lointain, le plus faux et le plus simpliste.
Pourtant c'est, si j'y réfléchis, la direction que je veux,
celle que j'aime. J'admirais ce prof de master de ciné, Luc D, par cette
application qu'il prenait, et qu'il prend sûrement encore, à chercher l'unique
mot juste, vrai, qui me donnait l'impression qu'il était un jongleur, sur une
corde raide, chaque mot trouvé étant le nouveau pas qui in extremis allait le sauver de la chute dans le pédantisme,
et qui le rapprochait de la fin de se phrase - en même temps que de la vérité
de son discours. J’étais encore jeune, je me disais : c’est ce genre d’orateur
que je veux être "plus tard" (toujours ce "plus tard"). Je
veux parler comme ça aux autres, et surtout aux femmes
Parler de cette manière-là m'a toujours paru éminemment
érotique. Depuis B., qui verbalisait l'excitation qu'elle prenait à la
recherche de mon expression, nombreuses sont celles qui m'ont dit que je
"savais parler aux femmes", qui même craignaient que cette adresse
dans les mots ne signalât des intentions plus secrètes, plus perverses, plus
manipulatrices, ou plutôt qu'elle ne les masquât, qu'elle en fût le signe, la
preuve : des compliments ainsi tournés devaient être appris et répétés, ils devaient
être génériques et interchangeables. Impossible que je puisse les penser. Chaque
femme semblait en même temps excitée à l'idée d'avoir provoqué cette
expression, et terrifiée à l'idée qu'elle eût pu en fait avoir été appliquée à
mille autres femmes avant elle - dans ce paradoxe, cette tension que je
retrouve chez beaucoup, qui veulent être charmées par des séducteurs brillants,
c'est-à-dire aguerris, mais ne supportent pas l'idée que cette expérience de
l'amour et du désir qui leur fait tourner la tête ait pu être engrangée auprès
d'autres qu’elles. Chaque femme voudrait un Don Juan qui ne fût qu'à elle, un
Casanova sobre et fidèle - c'est-à-dire un séducteur inné, mais qui ne serait
pas intéressé par la séduction.
La rencontre avec Denis fut, à ce titre, déterminante. Elle
m'a confirmé l'envie de développer cette parole, moins cette fois-ci pour
séduire que pour convaincre, moins pour parler aux femmes d'elles que pour
parler de création aux gens du métier, pour faire naître cette création de la
parole même, dans un mouvement similaire à celui de l'écriture qui, en
développant mes intuitions et mes envies, les dévoile, les construit, en fait
les crée.
Me voilà arrivé, sans m'en être rendu compte tout à fait,
au but que je m'étais donné. C'est Marie-Cécile qui me l'a fait entendre, sans se
douter de la joie qu'elle me donnerait au passage. Je me plaignais d'être repris avec
moqueries par toute l'équipe lorsque j'utilisais un mot pour un autre, ou plus
fréquemment encore lorsque je m'emmêlais la langue et me trompais d'une
syllabe. Marie-Cécile m'expliqua qu'on riait de ces petites erreurs, justement
parce que mes mots étaient toujours soigneusement choisis, justement parce que je ne me
trompais quasiment jamais. C'était, en quelque sorte, la vanne qu'on se permet
d'adresser au footballeur professionnel qui rate un penalty après avoir couru
les 90 minutes qu'on n'aurait soi-même jamais pu endurer.
Me voilà donc parvenu à ce point du chemin où j’en vois les
dangers : incompréhension, désintérêt et défiance de la part des moins
cultivés ou de ceux qui n'aiment pas les phrases, impression pour mes amis que je deviens froid, distant, que c'est
un autre qui parle, et que cet autre les juge. Le risque est surtout intérieur : finir par croire que je peux juger tout, dans un gonflement illimité de mon ego. Je me surprends parfois à remarquer avec impatience quand certains de mes
interlocuteurs s'expriment sans précision et sans soin, et qu'ils se retrouvent à dire à peu près n'importe quoi et vaguement. "Les cons", me souffle ce démon, cette voix intérieure que je
déteste et voudrais mépriser à mon tour. N’empêche : le démon donne son avis.
J’en suis parfois puni, heureusement. Au moment où je crois
avoir piégé les choses et les caractères dans le filet à papillon d'une phrase,
il arrive bien sûr que je me trompe — soit que je réalise moi-même avoir tort, soit
que mes interlocuteurs rejettent ma « vérité » avec violence, parce
qu'ils la considèrent fausse ou trop générale pour être vraiment utile. J’en
suis vexé comme un pou, comme un enfant qui réalise que le monde ne s’accorde
pas à ses désirs
Attention, Charles. Pas de péché d'orgueil. Accroche-toi.
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