Juin 2015 - La Polonaise du métro


Je devais aller de Châtelet à Place d'Italie, ligne 7 du métro, pour retrouver E. Je suis plutôt à l'heure, pour une fois. Sur le quai, une très grande femme me jette un de ces regards indéfinissables, fixes et brefs, qui peuvent vouloir dire autant le mécontentement de tomber sur quelqu'un dont la tête dérange, que la surprise d'apercevoir quelqu'un qui nous plaît. Le plus souvent, un tel regard vient de ce que la pensée est occupée à d’autres sujets, à des songeries qui laissent s'accrocher les yeux un peu n'importe où, et pourquoi pas sur quelqu'un qui passait par là.

J'attends à quelques mètres, pour rentrer dans la même rame et confirmer mon impression. C'est une technique honteuse et idiote, que je pratique parfois et regrette toujours, puisqu'une fois dans la rame, je ne fais que m'infliger la douleur d'une indifférence chez la fille, certes tout à fait similaire à celle que je reçois des autres femmes, mais rendue plus insupportable encore par la fixation de mon désir.
Sauf que cette fois-ci l'immense femme, de l'autre côté de cette rame tout à fait bondée, sourit de temps en temps. A qui ? Je me demande d'abord si c'est à moi, puis change d'avis : je la vois conférer, en polonais, avec deux petites femmes hideuses qui l'accompagnent. Ainsi elles sont polonaises, et tout dans leur attitude, dans la richesse de leurs vêtements, leur volubilité excitée, les désigne comme des touristes. Ça ne colle pas, ça ne peut être à moi qu'elle sourit. 
Je continue à la scruter pour savoir si c'est son visage ou seulement sa grande taille qui m'ont plu (ce sont les deux). Et finis par admettre que c'est bien à moi qu'elle envoie ces grands sourires carnassiers, que ce sont mes yeux dans lesquels elle plante son regard à chaque station.
Je suis gêné comme si j'avais fait une chose très honteuse. Le même sentiment m'avait pris, à 18 ans, quand j'étais rentré deux minutes dans un sex-shop, il me traverse à chaque qu'à Belleville ou ailleurs, une prostituée m'adresse la parole et que j'hésite entre lui faire un piteux sourire, un non de la tête ou l'ignorer. Dans cette rame, je me découvre terrifié. Jamais une inconnue n'a soutenu mon regard aussi longtemps. Je suis à chaque fois vaincu par sa défiance et regarde ailleurs, le cœur battant. Je mets quelques stations à me forcer à lui rendre un pénible sourire ; elle agrandit alors le sien. C'est un sourire de victoire plutôt que d'accueil, il me fait encore plus peur.
Mais je me convaincs, petit à petit, qu'il n'y a rien d'autre à faire, que notre histoire est impossible. J'ai un rendez-vous (alors que je ne suis que rarement inquiet de ma ponctualité), je ne parle pas polonais et la rame est bondée de témoins embarrassants, dont ses deux gênantes amies, devant qui il eût fallu m'afficher, et qui se seraient senties blessées, peut-être, que ces hommages rendus à la beauté de leur amie soulignent une fois de plus leur laideur).
Ces raisons sont les vêtements dont on habille pudiquement nos peurs. Je m’en suis très vite drapé, comme on se protège, par réflexe, d’un coup qu’on nous donne, et ne me suis plus posé la question de savoir si elles étaient valides. Je ne me demande même pas si elle parle anglais. Depuis mon arrivée à Paris, je rêvasse à une rencontre impromptue et romantique dans le métro. Voilà qu'elle m'est offerte sur un plateau : je fuis. 
Mais peut-être cette Polonaise, dont le sourire régulier à mon encontre était devenu un rire franc et doux, gentiment moqueur, savait-elle que je ne pouvais rien faire, peut-être ne parlait-elle ni français ni anglais, peut-être se sentait-elle protégée par ses amies. Et par conséquent, c'était pour ça qu'elle se permettait de faire l'effrontée...
Lorsque le métro arrive à ma station, mettant fin à cette délicieuse torture, qui m'avait fait monter le rouge aux joues, j'ai décidé de faire quelque chose d'encore plus stupide. J'ai tenté de lui toucher à peine la main en passant, pour sortir, à côté d'elle. Mais je lui ai fait peur, elle a cru que je voulais atteindre son sac à main, quelque chose comme ça, et elle s'est un peu reculée. Dans le tumulte du wagon qui se vidait, je n'ai pu que gauchement frôler sa hanche et échanger un bref et dernier regard, depuis le quai. C'était un regard traversé des têtes des autres passagers descendus de ce train bondé, un de ces regards où l'on saisit et enregistre plus de détails, plus de souvenirs, que tous les regards qu'on lance, sans y penser, à ceux que l'on voit tous les jours.
C'est à ce moment que j'ai senti la pointe cruelle du regret, le retour immédiat de ma réflexion, comme si réveillé en sursaut d'un long sommeil elle m'expliquait, comme toujours trop tard, que bien sûr j'aurais pu être en retard à mon rendez-vous, que bien sûr j'aurais pu lui demander si elle parlait anglais, et qu’à tout prendre j’aurais pu au moins lui faire un compliment gratuit sur sa beauté.
C'est E. qui a eu du retard, et pas qu'un peu. Pendant une heure, je l'ai attendue en me maudissant de n'avoir pas continué mon trajet avec cette Polonaise. Quelle ironie... Les excuses que l’on se donne pour cacher notre lâcheté n'ont que l'aspect de la réflexion, et jamais la texture de l’intelligence. Ah ! Cruauté que de n'avoir à s'en prendre qu'à soi ! 

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